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Positivité?

"Be positive" … une absurdité !

En français, les mots "positif" et "positivité" ne renvoient pas du tout au sens de l'expression américaine du "Anyway, be positive", sens qui pointe vers le parti-pris de voir les choses "du bon côté", même "en rose" s'il le faut, de ne retenir que les aspects sympathiques, innocents et constructifs des situations ou des relations, quitte à fermer les yeux et à minimiser leurs aspects antipathiques, nocifs et destructeurs.

 

En français, "positif" et "positivité" renvoie à "positivisme" c'est-à-dire cette posture philosophique, épistémologique et pratique qui s'abstient de tenir compte de quoique ce soit que ne serait pas factuel, expérimentable et vérifiable.

 

Ces deux sens sont évidemment incompatibles puisque le sens américain (qui a pris droit de cité en Europe) pousse à l'interprétation "positive" et purement subjective de la réalité, alors que le sens français (seul attesté par le dictionnaire de l'académie) refuse toute interprétation et ne prend en compte que les faits bruts, dument confirmés.

 

Ayant eu la nationalité américaine et ayant vécu longtemps aux USA, je puis affirmer ici que le lénifiant "Anyway, be positive", cache, en fait, des montagnes d'hypocrisie car les Américains, dès leur plus jeune âge, ont appris à être socialized c'est-à-dire à mentir ou cacher tout ce qu'il faut pour que la vie paraisse "tout sourire" et "tout miel". Je puis assurer qu'il s'agit là d'un masque et que la réalité sociale est tout autre.

Le "Anyway, be positive" américain  n'a absolument rien d'un effacement du négatif ; le négatif est bien là et bien noté … mais on le voile d'un sourire hypocrite.

 

En revanche, cette "positivité", sans rien renier du "positivisme" lucide et réaliste, invite à "positiver". Il ne s'agit pas là de pratiquer le si fréquent "déni de réalité" au mépris de toute lucidité éveillée. Il s'agit, au contraire, de bien regarder toute la réalité bien en face, telle qu'elle est (positivisme), mais d'y chercher des voies constructives qui permettraient de tirer le meilleur parti possible de la configuration réelle quelles qu'en soient les dimensions négatives, nocives ou destructives.

 

Afin de pratiquer cette positivité-là, il faut cultiver, d'abord, le sens de la "lucidité", et, ensuite, le talent de "positiver".

Examinons successivement des deux mots-clés.

 

Lucidité.

 

Les humains ne "tolèrent" le Réel qu'à certaines doses. Dès que le Réel leur déplait, ils s'enferment dans leur imaginaire. Il y a donc en eux (et je m'en désolidarise radicalement) une sorte de schizophrénie latente qui, sans doute, est le vrai "propre de l'homme".

"Qu'est-ce que l'homme ?", demandait Kant. La réponse est : le seul animal schizophrène.

Ce refus du Réel est souvent moins le refus de voir les choses telles qu'elles sont, dans l'ici-et-maintenant, que le refus de connaître, dans la durée, l'évolution des choses telles qu'elles vont. Au fond, ce refus est celui de l'inéluctable et il induit le refuge dans le miracle, dans la magie, dans l'aveuglement ou dans l'ignorance.

Dans l'esprit des rares humains chez qui la lucidité existe, se déroule une lutte à mort entre cette lucidité et la force de l'illusion … et, le plus souvent, l'illusion en sort grand vainqueur.

Mais comment peut-on appeler un esprit comme le mien, qui n'a aucune illusion sur rien et ne s'en fabrique jamais, pour qui la lucidité est naturelle et normale ?

Vivre sans illusion (sans rêve, sans imaginaire, sans idéal, etc …), vivre dans la lucidité absolue et constante, vivre sans aucun espoir de miracle, cela s'appelle comment ?

Il faut apprendre la lucidité. Il faut apprendre à assumer pleinement cette lucidité. Bien peu d'humains en sont capables. Peut-être est-ce cela qui façonne l'immense différence entre les "éveillés" et tous les autres …

 

Le radical contraire de la lucidité, c'est le déni de réalité …

Or, le déni de réalité est devenu le mode de penser et de vivre premier de notre époque.

Chacun veut inventer, à sa guise, son corps, son image, sa sexualité, sa vie, ses opinions, ses mythes, ses relations … en dépit de toute réalité.

C'est devenu un jeu. Et remettre quelqu'un dans sa réalité au nom de la lucidité, c'est commettre un "jugement" … ce qui est le pire des délits de lèse-ego.

Ce déni de réalité n'est pas que personnel, il est aussi collectif. Ce déni collectif de réalité concerne le dérèglement climatique, les pénuries de ressources, les infox, les complotismes, les victimismes, le salafisme, l'antisémitisme, la faillite des Etats, la montée du non-droit, la crétinisation audiovisuelle, l'intoxication numérique, etc …

 

Nos représentations humaines fondent nos idolâtries et nos esclavages les plus profonds : ils nous occultent la réalité du Réel. La spiritualité nous invite, dans la quête du Sacré, à faire œuvre de lucidité, à nous dépouiller de toutes ces illusions, à les laver à l'Eau et à les brûler au Feu. Alors pourra venir la lumière des œuvres d'abord, la Lumière de l'Âme ensuite.

Il s'agit moins de combattre nos représentations que de les dépasser. Elles sont là et elles sont souvent utiles. Soit. Mais, si elles peuvent être parfois nécessaires, elles ne sont jamais suffisantes. Combattre ces illusions, ce serait leur concéder une réalité qu'elles ne devaient pas avoir. Les sages savent bien que plus on recherche la sagesse, plus elle s'éloigne. Ni combattre, ni fuir : assumer pour dépasser.

En bref : l'essentialité de la lucidité se place loin au-delà de tous les pessimismes et de tous les optimismes.

 

Positiver.

 

On l'a compris, "positiver" n'a rien à voir avec la posture américaine décrite plus haut.

Positiver, c'est assumer complètement tant le positif que le négatif de chaque situation, de chaque relation et de chaque configuration.

"Positiver", ce n'est jamais ni ignorer, ni travestir, ni masquer, ni écarter le négatif du Réel. C'est, tout au contraire l'accepter et l'assumer complètement.

 

C'est accepter et assumer complètement le négatif en tout … non par fatalisme, mais pour en faire quelque chose de positif, de constructif. Là est le nœud.

La notion de constructivité ou, mieux, de constructivisme est ici cruciale …

Le monde est un chantier et tout humain y est (peut et doit y être) œuvrier : c'est le sens de sa vie, c'est sa seule raison d'être. Mais le monde est parfois hostile et le chantier est souvent difficile, les obstacles foisonnent et la pierre est dure. Alors : positiver ?

 

Imaginons un monde fait de pièces métalliques de toutes les sortes, ferreuses et non ferreuses. Imaginons encore que l'on passe un aimant au-dessus de ce monde métallique. Le champ magnétique de l'aimant va "orienter" les pièces ferreuses dans le bon sens et, ainsi, les disposer favorablement pour son action …

 

Je pense que l'on aura compris le sens de ma métaphore. Mais dans le monde réel des hommes, sur le chantier réel du monde, qu'est-ce que cet aimant et qu'est-ce que ce champ magnétique ?

L'aimant, c'est le projet de vie que l'on porte (que l'on devrait porter) en soi et le champ magnétique, c'est la force de la volonté que l'on met à l'accomplir.

Il n'y a rien de miraculeux ou de mystérieux, là-dedans. Il n'est nul besoin de chercher quelque effet magique ou surnaturel que ce soit : le global et le local sont en interférences continuelles dans des relations d'interdépendance mutuelle. Le global contraint le local autant que le local oriente le global.

 

Le seul vrai problème est que bon nombre d'humains n'ont pas de vrai projet de vie autre que leur nombrilisme narcissique, autre qu'un hédonisme primaire, autre que le panem et circenses. Ceux-là  ne développent, autour d'eux, aucun champ de positivation. Ils subissent le monde parce qu'ils ignorent le chantier.

On ne peut rien positiver si l'on n'a pas décidé et voulu ce qui sera positif pour soi.

"Aucun vent n'est favorable pour celui qui ne sait où il va", disait Sénèque. A méditer !

 

Marc Halévy
Le 07 janvier 2021