Tisserand de la compréhension du devenir
Conférencier, expert et auteur

Le Langage

Quelques réflexions impromptues d'un philosophe à propos du langage.
  • Le langage est le fondement de toute culture. A chaque culture, son langage.
  • Les langages humains sont nombreux : les langues parlées et écrites, les mathématiques, les couleurs peintes, les traits dessinés, la musique, les symboles religieux ou spirituels, …
  • Chaque langage possède un lexique (ses pierres élémentaires) et une syntaxe (ses règles architectoniques de construction). L'expression d'un message sera d'autant meilleure que les briques sont précisément taillées (choisir les bons mots avec leur sens précis) et que les règles architectoniques sont rigoureusement appliquées (les phrases traduisent exactement le plan de la pensée, selon les lois du "bon art").
  • Savoir d'où proviennent les pierres du langage (étymologie) aide à mieux comprendre leur texture et leur solidité.
  • En 1970, un bachelier maîtrisait le sens et utilisait convenablement environ 2000 mots français (un intellectuel confirmé maîtrise de l'ordre de 12.000 mots) ; en 2015, ce nombre est tombé à 800 (et à 300 dans les banlieues dites "difficiles"). Lorsque l'on n'a que 300 mots pour dire tout ce que l'on a sur le cœur, toutes les phrases se terminent par un poing (sic) final.
  • Tous les langages sont analytiques et linéaires ; ils sont donc inadéquats pour communiquer l'holistique et le complexe. Un seul langage échappe à cette règle : le langage des images (poétiques, graphiques, schématiques, photographiques, rituéliques, etc …). Les images ne "disent" pas ; elles suggèrent un Tout.
  • Les langages analytique passent par l'ouïe ; les langages holistiques passent par la vue. Il y a donc aussi deux types de mémorisation, l'une plutôt analytique et verbale, et l'autre plutôt holistique et visuelle.
  • Entre le message émis et le message reçu, il y a toujours un processus d'interprétation qui déforme le message. D'où l'importance des redondances et des reformulations.
  • Le processus d'interprétation consiste, en fait, à faire entrer le message reçu en résonance et en cohérence avec le contenu structuré de la mémoire du récepteur. Plus le message "colle" avec cette structure, plus le message sera bien intégré et compris : "nous nous comprenons" signifie : "je prends ton message avec (cum) moi". De là, la notion de connivence (cum invenire : "trouver ensemble") entre deux esprits dont les structures mentales sont similaires ou proches.
  • Il y a trois bonnes raisons, dans le chef du récepteur, pour qu'un message soit incompris ou négligé : il est mal formulé (lexique et syntaxe inadéquats), il n'entre pas en résonance avec les attentes (il n'est pas en cohérence avec ses désirs), ou il n'entre pas en résonance avec la structure mentale (il n'est pas en cohérence avec ses savoirs).
  • Au-delà du "phénomène humain", tout est signe, tout fait signe, donc tout signifie. "Correspondances" de Charles Baudelaire l'exprime magnifiquement :

 

La Nature est un temple où de vivants piliers

Laissent parfois sortir de confuses paroles ;

L'homme y passe à travers des forêts de symboles

Qui l'observent avec des regards familiers.

 

  • Chaque mot ne prend son sens qu'en vertu de son contexte. Un mot seul signifie bien moins qu'un mot dans une phrase. De même pour un symbole qui, seul, ne signifie rien (il est un signifiant sans signifié), mais qui prend sens dès lors qu'il est en relation avec d'autres symboles au sein d'un rite ou d'une composition.
  • L'humour, souvent, provient d'une déviance ou d'une rupture lexicales ou syntaxiques : jeux de mots.
  • La conjugaison est significative de la relation au temps. Toutes les langues indo-européennes sont façonnées sur la tripartition passé, présent et futur, alors que les phrases sémitiques se construisent soit sur le mode accompli (l'action est terminée), soit sur le mode inaccompli (l'action est en cours, peut-être seulement en projet). Quant aux langues bantoues, elles ne connaissent que l'immédiateté ou l'éternité. Les langues dérivées du chinois, elles, n'ont pas de conjugaison : tous les verbes sont à l'infinitif, la temporalité se marquant au moyen d'adverbes. Ces divers styles de temporalité sont extrêmement symptomatiques des modes de vie et des relations au monde et à l'action.
  • La mathématique constitue un langage très particulier. D'abord, elle est le seul langage universel, commun à toutes les familles culturelles humaines : on parle et on écrit de diverses manières, mais on compte tous de même. Les chiffres (dits arabes alors qu'ils sont hébreux et phéniciens, le zéro ayant été importé des Indes) sont le lexique de base de ce langage, la logique aristotélicienne en étant la syntaxe fondamentale. Et tout le reste (et cela fait un continent immense) n'est que convention. C'est à ce titre qu'il faut bien comprendre que la mathématique n'est qu'un langage conventionnel, certes particulièrement sophistiqué, et non pas une science. Avec la mathématique on ne "sait" rien du Réel (science vient du verbe latin sciere : "savoir"), mais, avec elle, on peut exprimer ce que l'on sait du Réel de façon précise, logique et quantifiée ; c'est pour cette raison que la mathématique est devenue le langage de prédilection de la physique, mère de toutes les sciences.
  • La musique est un langage à deux dimensions, contrairement aux autres langages parlés ou écrits. Elle possède une dimension diachronique avec la mélodie (l'ensemble des notes jouées les unes après les autres) et une dimension synchronique avec l'harmonie (l'ensemble des notes jouées en même temps) ; si, de plus, on considère le tempo musical, on ouvre une troisième dimension rythmique ou dynamique, indépendante des dimensions mélodique et harmonique (la même partition peut être jouée selon des rythmes très différents).
  • Plus un langage est suggestif et holistique, moins il est univoque et analytique ; donc plus il appelle un profond processus d'interprétation (ou d'herméneutique). De là, sans doute, la différence entre "l'esprit" et "la lettre" d'un texte selon la manière dont on le lit : soit comme une description précise, soit comme une évocation symbolique. Ainsi, par exemple, la Qabale juive distingue quatre niveaux de lecture du texte biblique (en hébreu, bien entendu, qui est une langue écrite consonantiquement, laissant libre la vocalisation et donc le sens précis des mots). Le niveau Pshat est le niveau littéral. Le niveau Rémèz est le niveau moral. Le niveau Drash est le niveau philosophique. Et le niveau Sod ("secret" en hébreu) est le niveau ésotérique. Les initiales de ces quatre niveaux forment le mot PaRDèS qui signifie le "verger" et qui a donné "paradis" en français. Ce type d'échelle des interprétations s'applique à presque tous les textes (notamment juridiques). Il faut en retenir au moins ceci : les différents niveaux d'interprétations ne se rejettent pas mutuellement, mais se complètent réciproquement (ou, plutôt, doivent se compléter mutuellement pour conserver sa cohérence au message initial).

Marc Halévy

Le 14/05/2020