Tisserand de la compréhension du devenir
Conférencier, expert et auteur

Manger des animaux ou pas ?

Monsieur BP, spécialiste de l'élevage des animaux de boucherie (par insémination artificielle) et des méthodes sélectives et génétiques, écrit ceci : « Doing nothing is not an option » (*)

Oui, je le confesse, je travaille dans la génétique. L’augmentation de 70% de la production alimentaire mondiale dans les quelques très courtes années qui nous séparent de 2050 est une absolue nécessité. Parce qu’à cette date, notre toute petite planète portera plus de 9 milliards d’humains, dont vous et moi probablement, et nos enfants certainement, qui voudront légitimement manger à leur faim. L’amélioration génétique des végétaux et des animaux est l’un des principaux leviers pour relever cet immense défi. Dois-je être fier de ma minuscule contribution à cette œuvre si gigantesque et si pressante, et dont l’objectif me paraît si noble ?

Ou, au contraire, dois-je me sentir coupable de participer à la vulgarisation de techniques issues des dernières connaissances sur le génome ? Devrais-je lutter contre leur diffusion, au prétexte qu’elles peuvent être détournées à son profit par une minorité déjà trop nourrie ? Ou parce qu’elles peuvent servir la vanité de l’homme à vouloir éternellement lutter contre le temps et le vieillissement ?

J’ai choisi. Parce que « rien faire n’est pas une option ». J’ai choisi de m’engager résolument dans la voie qui aidera les agriculteurs du monde à produire, en quantité et en qualité, l’alimentation nécessaire aux besoins élémentaires du plus grand nombre d’êtres humains dans les prochaines décennies. Et je place tous mes espoirs dans la Sagesse des hommes, pour que les nouvelles connaissances dans ce domaine servent le bien-être de l’Humanité tout entière, et non la déraison de quelques-uns.

BP – 9 fév. 2014

(*) Lee H. Hamilton: « We cannot do everything in Africa, but doing nothing is not an option »

Ce texte interpelle, bien entendu.

Commençons donc par le commencement …

La Vie ne se perpétue qu'en se détruisant elle-même pour mieux se régénérer, au risque, aussi, parfois, de se déglinguer et de se dégénérer.

L'homme ne survit qu'en se nourrissant, et il n'est capable que de se nourrir d'autres espèces vivantes qu'il doit donc préalablement tuer.

Parmi ces espèces dont l'homme se nourrit, il y a des espèces végétales et des espèces animales. Mettons les choses au net : les animaux ne valent ni mieux ni plus que les végétaux, et, parmi les animaux, un insecte ne vaut ni mieux, ni plus qu'un mammifères. Et l'homme ne vaut ni mieux, ni plus que chacune de ces espèces non humaines. Je m'affirme donc comme u  antispéciste radical.

Abattre un arbre ou arracher une carotte est aussi criminel que d'écraser une fourmi ou d'égorger un agneau.

Le problème n'est pas de tuer ; le problème est de "bien" tuer (avec précaution, frugalité et douceur) et de bien élever ou cultiver (avec soin, parcimonie et respect) avant de tuer.

Deux éclairages se superposent l'un scientifique, l'autre éthique.

Le regard scientifique.

Il faut prendre en compte six éléments :

  1. La démographie humaine est démentielle. Nous seront 10 milliards en 2050 et la Terre ne peut porter et nourrir durablement que 2 milliards d'humain.
  2. Par rapport à la production d'un kilo de céréale, la production d'un kilo de viande requiert 17 fois plus de surface arable, et de 6 à 20 fois plus d'eau douce (les deux ressources les plus en voie de pénurisation).
  3. L'homme est un animal omnivore qui a besoin de protéines animales, surtout entre 3 et 40 ans.
  4. Les activités humaines (industries, chasses, pêches, foresteries, etc …) ont un double effet néfastes sur la faune et la flore "sauvage" : les espèces diminuent en nombre (perte de biodiversité) et en quantité (rareté et pénurie).
  5. Les technologies permettent d'augmenter sensiblement la productivité dans l'agriculture et dans l'élevage. Ces technologies sont de deux types : chimiques (engrais, hormones, médicaments, nourritures artificielles, …) ou génétiques (sélections, hybridations, greffages, clonages, interventions génomiques, …).
  6. La plupart des interventions technologiques dans les filières agroalimentaires ont des effets secondaires sur le métabolisme et la santé humains ; certains de ces effets, souvent mal connus, peuvent être très nocifs voire létaux par accumulation (cancers, allergies graves, modifications épigénétiques voire génétiques, obésité, diabète, etc …)

On comprend à la lecture de ces six caractéristiques intrinsèques de "l'univers alimentaire humain" que nous sommes devant une problématique à la fois très systémique et très contradictoire. On y tombe bien vite de Charybde en Scylla, ou dans d'inextricables cercles vicieux (dans lesquels nous sommes d'ailleurs bien piégés depuis cinquante ans).

A ce stade, trois remarques générales peuvent être faites :

  1. Il est impérieux de faire baisser drastiquement à la fois le nombre d'humains sur Terre et la consommation moyenne par humain.
  2. Il est préférable de réorienter toutes les diététiques humaines vers plus de qualité et moins de quantité, vers plus de végétal et moins d'animal (sans sombrer dans les outrances végétalistes ou véganes qui sont des intégrismes ridicules et totalitaires).
  3. Il faut veiller à imposer un usage minimaliste des technologies, chimiques et génétiques, de production et de transformation des aliments destinés tant aux humains qu'aux animaux et végétaux domestiques, et rechercher de levier de productivité compatibles avec une écologie durable et saine des milieux vivants.

Il revient aux experts de trouver les chemins optimaux pour, sinon résoudre, du moins avancer sainement dans cette difficile problématique.

Mais cette confiance aux experts n'est possibles que si ceux-ci sont exemplaires du point de vue de l'éthique.

Le regard éthique.

Descartes prétendait l'homme "maître et possesseur" de la Nature. C'était l'euphorie du début de la modernité. Nous vivons la fin de cette modernité et le constat est accablant, consternant, affolant : en 500 ans (avec une terrible accélération depuis un siècle), l'homme a saccagé, pillé et massacré tous les recoins de la Nature pour satisfaire ses caprices puérils de jouissance, de possession, de domination, d'exploitation, de domestication, d'asservissement. Cette monstrueuse bêtise humaine nous laisse aujourd'hui une planète meurtrie, exsangue, malade, usée, polluée en profondeur, rongée de déserts terrestres et océaniques qui grandissent à vue d'œil.

Il est temps de changer de regard. Il est temps d'abandonner le sacro-saint humanisme qui proclame que "l'homme est la mesure de toute chose", même de sa propre démesure. Non, l'homme n'est ni le centre, ni le sommet, ni le but de l'évolution de la Vie.

L'humanisme avait mis l'homme au service de lui-même … avec les funeste saccage que l'on connaît. Il est temps de mettre l'homme au service de ce qui le dépasse infiniment.

Et sans recourir aux démarches religieuses ou mystiques, il est temps de remettre l'homme au service de la Vie.

Voilà toute l'éthique que je prône pour guider tous les métiers qui puisent dans la Vie pour nourrir les humains.

La Vie n'est pas au service des hommes ; ce sont les hommes qui doivent être au service de la Vie.

La Vie, c'est l'ensemble de tous les vivants et de "l'élan vital" (Bergson) qui les porte tous ; de tous les vivants, ai-je écrit, du plus modeste au plus majestueux, du plus infime au plus colossal, du plus laid au plus beau, du plus placide au plus dangereux. La Vie est un tout dont l'homme est partie prenante et intégrante. L'homme n'est pas étranger à la Nature. Il vit dedans. Totalement dedans. Il doit donc la respecter et la promouvoir, et non l'exploiter et la piller.

Concrètement, qu'est -ce que ce principe éthique implique ?

  1. D'abord et avant tout, savoir que survivre, c'est tuer, mais qu'il faut tuer le moins possible, se contenter du strict nécessaire indispensable (végétal et animal confondus).
  2. Ne jamais tuer un membre d'une espèce rare.
  3. Privilégier (sans intégrisme) les nourritures végétales ou lactées, aux aliments carnés.
  4. Eviter toutes les formes de gaspillage alimentaire (aujourd'hui, dans nos pays développés, dans les circuits des industries agroalimentaires et de la grande distribution, 40% des denrées sont jetées avant même d'avoir été déballées).
  5. Privilégier toujours le long terme au court terme.
  6. En matière alimentaire, renoncer à l'abondance quantitative, au choix d'une offre pléthorique, aux prix bas (qui étranglent les producteurs) ; toujours préférer les denrées locales et de saison, en circuits courts.
  7. Préférer, en tout, le domestique au sauvage. Il faut laisser la Nature sauvage se développer selon ses lois et ne rien y prélever (sauf lorsqu'une espèce devient pulluleuse au point de mettre les délicats équilibres naturels en danger - souvent, d'ailleurs, ces proliférations dramatiques sont des effets seconds de l'ineptie des pratiques humaines).
  8. Remplacer, partout, les technologies chimiques par des technologies écologiques (la permaculture, les fumiers naturels, etc … par exemple).
  9. N'utiliser de l'eau douce qu'avec une extrême parcimonie.
  10. En matière génétique : ne jamais jouer aux apprentis-sorciers et appliquer cette jolie proposition de Bruno : faire que " les nouvelles connaissances (…) servent le bien-être de l’Humanité tout entière, et non la déraison de quelques-uns", mais moyennant une amplification : non pas seulement le "bien-être de l'Humanité", mais le bien-être de la Vie tout entière, tant sur sa facette humaine que sur toutes ces facettes non humaines, végétales et animales.

Conclusions.

Il est temps de mettre au point une éthique de la Vie, une sorte de "Déclaration universelle des droits de la Vie sous toutes ses formes".

Abattre un arbre feuillu centenaire est tout aussi criminel qu'abattre un homme au coin d'une rue.

Lorsque les humains auront compris cela, un grand pas en avant aura été fait.

Marc Halévy, Les 15 et16 novembre 2018