Tisserand de la compréhension du devenir
Conférencier, expert et auteur

Virtuosité !

L'homme devient ce qu'il fait. L'homme devient bien par ce qu'il fait bien. Thèse existentialiste autant que personnaliste. L'homme se construit par ses actes ; tant à l'extérieur par l'image qu'il donne et l'impact qu'il induit, que, surtout, à l'intérieur où son identité et sa personnalité se renforcent (ou s'affaiblissent) au fil de ses actions et de leurs résultats.

 

Jusque là les choses paraissent simples, presque évidentes ... sauf pour tous ceux - et ils sont nombreux - qui croient au "je", qui croient que l'homme est au-dessus de ce qu'il fait et qu'il possède une "essence" inaliénable, supra mondaine, que certains appellent l'intemporelle âme individuelle et que d'autres appellent l'inaliénable dignité humaine.

Dans le Réel, rien n'est intemporel et rien n'est inaliénable. Tout est transformation et évolution perpétuelles.

Le temps s'accumule, rappelons-le. Et la matière du Réel est précisément ce temps accumulé qui, couche instantanée après couche instantanée, construit tout ce qui existe.

Et chaque couche est constituée de toutes les transformations qui vont d'un avant à un après. Ainsi, tous nos actes humains induisent des transformations, tant intérieures qu'extérieures, qui construisent notre vie au dedans et notre monde au dehors.

Ainsi, si l'on veut bien constater et prendre conscience que rien, ni en nous, ni autour de nous n'est permanent, force est d'admettre que rien d'autre n'existe que ce qui se fait, en tout lieu et à tout moment.

Là où rien ne se fait, il n'y a rien. C'est la vacuité. L'entropie radicale.

Nous pouvons alors revenir à notre prémisse : l'homme devient ce qu'il fait. En faisant un pas de plus, il faut encore passer sur le mode impersonnel : l'homme devient ce qui se fait à travers lui. L'homme est une personne, une per-sonne, un masque au travers duquel le Réel se manifeste et se réalise.

Et pas seulement l'homme ; tout ce qui existe devient ce qui se fait à travers lui. Tout ce qui existe est comme un sas au travers duquel se réalise ce qui doit s'accomplir.

L'homme est un tel sas. L'homme est un tel tuyau. Son identité, sa personnalité exprime la forme du tuyau, mais non point ce qui passe au travers de lui.

L'homme ne fait rien ; mais le Réel se fait à travers lui.

L'homme n'a-t-il donc aucun rôle actif à jouer ? N'est-il qu'un tuyau passif ? Que nenni !

La forme du tuyau et l'énergie qui s'y trouve disponible vont être des facilitateurs ou, au contraire, des obstacles aux flux du Devenir que le traverse.

C'est là que l'homme joue sa carte en devenant un "bon" ou "mauvais" canal d'écoulement du Devenir cosmique. Dès lors que l'on a compris l'inanité de l'illusion du "je", il est facile de comprendre que tout ce qui existe n'est que chemin pour le Tout, pour l'accomplissement de ce Tout. Et qu'il est de chemins magnifiques, lumineux, amples, splendides, comme il est des chemins sombres, encailloutés, remplis d'éboulis, de ronces et de branches mortes et sèches.

Et voilà que la notion d'humilité prend une tout autre allure. Il ne s'agit pas de s'humilier, mais, tout au contraire, de se magnifier, de se sanctifier pour ce qui nous dépasse infiniment.

C'est ce qui (se) passe au travers de nous qui nous fait. Sur une scène de théâtre ou  dans une fosse d'orchestre, ce n'est ni le comédien, ni l'instrumentiste qui comptent, mais seulement la manière dont ils "rendent" le texte ou la mélodie écrits par l'auteur ou le compositeur.

Ce qui fait la grandeur d'un acteur ou d'un musicien, c'est son art, pas sa personne. Cela fait comprendre, je pense, combien ridicule est le vedettariat où se drape, aujourd'hui, sur tous les médias audiovisuels, ces faux artistes qui se donnent en spectacle, faute d'avoir du talent ou, au moins, faute d'avoir le talent de se mettre, totalement et humblement, au service total de l'oeuvre qui les dépasse infiniment.

Tout homme n'est qu'une personne, qu'un masque, qu'un acteur ou un instrumentiste qui ne prend sens et valeur qu'en oubliant son "je" factice et dérisoire, et en se mettant au service absolu et intégral de l'oeuvre impersonnelle qui passe par lui.

Encore une fois : l'homme n'est que ce qu'il fait, c'est-à-dire que l'homme n'est que la manière dont il magnifie la réalisation de ce qui (se) passe à travers lui et qui est universel.

Et c'est là que surgit la notion de virtuosité.

Ce mot, que je trouve magnifique, est entré dans ma vie intime et spirituelle par trois portes bien différentes.

  • La première est triviale : lorsque pour payer mes études, je passai de nombreuses heures à jouer au guitariste de studio (ce qui, par parenthèse, m'a permis d'apercevoir, de l'intérieur, la médiocrité et la perversité du monde du show-business), j'ai vite compris que je ne serai jamais qu'un gentil (assez bon) technicien de la guitare, capable d'être mis à bien des sauces, mais sans génie. D'autres étaient ... des virtuoses ! Un Marcel Dadi (qui est mort à ma place dans un avion que je devais prendre pour retourner aux USA). Un Les Paul. Un Chet Atkins. Un Carlos Santana.  Un Hank Marvin. Un Mark Knopfler. Un Eric Clapton (et certainement pas un Jimi Hendrix ou un Keith Richard qui ne sont que des faiseurs de bruits inaudibles)... pour ne parler que des guitaristes de variété. Sans parler d'un Narcisso Yepes ou d'un Alexandre Lagoya ...
  • La seconde porte me fut ouverte par les Compagnons du Devoirs avec qui, depuis plus de trente ans, j'entretiens des relations d'amitié et de travail. La perfection pour la perfection : voilà en un mot leur quête. L'antithèse absolue de la course effrénée à la productivité : il ne s'agit pas de faire beaucoup, il s'agit de faire suprêmement bien. La difficulté comme défi, comme épreuve, comme libération, comme dépassement. Oser l'impossible et le rendre possible. Il faut aller visiter le musée du Compagnonnage à Tours pour comprendre ce que le mot "chef-d'oeuvre" veut dire ...
  • La troisième porte, sur laquelle je m'étendrai que très peu, malgré sa richesse, m'a été offerte par la tradition japonaise et par ses arts des postures, des katas, des armes, des fleurs, du thé, des jardins.

Là, la quête de la perfection est omniprésente et centrale. Virtuosité et perfection se confondent. Et, suprême humilité, la perfection dernière et la virtuosité ultime reviennent toujours à la Nature ; jamais à l'homme.

La quête de la virtuosité est une quête initiatique, une quête spirituelle. Une quête infinie, inépuisable. Les maîtres zen savent bien qu'une vaisselle parfaitement parachevée vaut plus que toutes les pratiques de méditation, de rite ou de prière.

C'est ici le moment de rappeler que la virtuosité, que la perfection, de l'accomplissement, que la joie ne sont pas au bout du chemin, mais qu'ils sont le chemin lui-même. Il n'y a ni but, ni objectif à atteindre : chaque pas sur le chemin est la quête tout entière, est le chemin tout entier, est le défi maximal.

Si l'homme est une personne, c'est-à-dire un masque d'acteur qui, sur scène, à la mission de faire advenir à travers lui le texte qui n'est pas de lui, il reste l'immense liberté, l'immense responsabilité, l'immense volupté de jouer ce rôle à la perfection, avec virtuosité.

La virtuosité du quotidien, en somme. La virtuosité de la Vie, la virtuosité de l'existence dans sa banalité quotidienne.

Devenir le virtuose de sa propre vie. Ciseler chaque instant afin d'en faire un joyau, un chef-d'oeuvre digne des Compagnons du Devoir. Et recommencer. D'instant en instant. Sans trêve ni relâche.

La Vie se vit vingt-quatre heures par jour, trois cents soixante cinq jours par an. Il n'y a là aucune vacances, aucun congé, aucun loisir, aucune distraction possibles.

L'occident, depuis longtemps, oppose virtuosité et productivité, c'est-à-dire, au fond, qualitatif et quantitatif, le parfait et le beaucoup, la valeur et le prix. Tout se tient. L'économie occidentale aujourd'hui mondialisée par voie d'américanisation, est une économie de masse, d'échelle, de prix bas, de gros volumes, ... donc, conséquemment, de médiocrité et de non qualité.

Laissons aux économistes et aux sociologues, aux politiciens et aux idéologues, le soin de s'étriper sur cette absurde dualité artificielle. Que beaucoup d'entre eux puissent rester exsangues sur le tapis de leur bêtise ...

Le problème, en matière spirituelle, en matière d'intériorité ne se pose pas ainsi. Qu'a-t-on à faire du quantitatif ? Réponse : il y a sur Terre de plus en plus d'humains (dix milliards en 2050 alors que les ressources renouvelables n'en peuvent supporter que deux milliards au maximum) et ces humains aspirent à consommer de plus en plus. Réponse à la réponse : tant pis pour eux. J'ai suffisamment voyager un peu partout dans ce monde humain pour savoir que la joie de vivre et le pouvoir d'achat sont très vite décorrélés dès qu'un niveau de vie très bas est atteint.

Dès que le strict nécessaire de la survie est atteint, il n'y a plus aucun lien ni logique, ni statistique, entre le bonheur et l'opulence. Au contraire, même : les "riches" en argent ont bien plus de soucis, de tracas et de stresses que les plus pauvres qui, eux, ont le nécessaire à portée de main et de bouche, et le savent.

Quelle est, alors, la "vraie" richesse ? A quelle aune se mesure-t-elle ? Certainement pas à la grosseur du compte en banque. L'Inde, en cela, est étonnante : la pauvreté matérielle n'y est pas vécue comme un malheur. Le débat est ailleurs. Incroyablement plus métaphysique. Un chauffeur illettré de taxi à Bombay ou à Pondichéry a bien plus à vous apprendre sur la vie, les dieux, le bonheur, la vérité, le salut ou la joie de vivre que la plupart des professeurs de lycée.

Il faut beaucoup de virtuosité existentielle pour atteindre ces niveau de lucidité et de clairvoyance. Il n'y faut pas nécessairement beaucoup de culture, même si celle-ci y aide indubitablement (ne serait-ce qu'en évitant, à chacun, de devoir réinventer la roue et l'eau chaude).

Ce que j'appelle la virtuosité existentielle n'est, en somme, que le versant pratique, banal, quotidien, vécu, de la spiritualité.

Vivre chaque instant avec virtuosité. Même lorsque le Devenir, en passant par vous, passe par les chemins de la vaisselle ou de l'ébouage ou du ramassage de crottes.

Qu'importe ce qu'il y a à faire, pourvu qu'on le fasse à la perfection. Voilà dite, en une sentence, toute l'ascèse de la virtuosité.

Je ne sais pas si l'on peut atteindre la perfection ou la virtuosité absolue. Au fond, peu me chaut. Ce qui m'importe c'est l'élan, le désir, la volonté (et le courage ...) vers plus de perfection, vers plus de virtuosité.

Oser le difficile ! Le facile est tellement facile. Le facile est tellement médiocre.

Le facile ne vaut rien. Le facile, tout le monde peut le faire ... même un robot. Sommes-nous donc ravaler au niveau d'un robot, c'est-à-dire d'une machine mécanique et stupide qui peut seulement additionner des zéros et des uns selon un programme pensé et écrit par d'autres qui, eux, ne pense qu'à la qualité de leur vie ?

Le facile est haïssable. On nous vend de la facilité à longtemps de temps et notre paresse, notre fainéantise, notre médiocrité nous la font acheter. Beaucoup trop cher. Au prix de notre santé. Au prix de notre ennui. Au prix de notre passivité. Au prix de toutes les lobotomisations insidieuses et de toutes les servitudes volontaires.

L'ascèse de la virtuosité existentielle ... l'expression semble prétentieuse, peut-être, mais elle dit seulement qu'au quotidien, la vie mérite d'être vécue avec sérieux et soin, et que cela demande courage et effort. La Vie, lecteur. La Vie ... ! Le grand cadeau.

Nietzsche disait que la plus grande difficulté existentielle est de dire le "grand oui" à la Vie. De l'accepter et de l'assumer et de la magnifier telle qu'elle est et telle qu'elle va. De la prendre comme une belle fille incroyablement désirable que l'on veut pénétrer et faire jouir. Car ce n'est de jouir de la vie, qu'il s'agit, mais bien de faire jouir la Vie.

Une virtuosité dionysiaque, somme toute.

Avec son cortège de Furies et de Bacchantes, avec Silène et Pan, avec fifres et tambourins. Mais surtout, avec le vin de l'ivresse sacrée, avec le vin de l'extase et de la folie divine.

La Vie est une folie, mais elle est la plus joyeuse et la plus capiteuse des folies. Malgré nos malheurs, nos deuils, nos souffrances. L'ennui est bien pire que ces calamités de l'existence. Comment oser gaspiller un seul instant à s'ennuyer, alors qu'il y a tant de choses à penser, à goûter, à palper, à caresser, à humer, à voir.

Il faut aimer et construire chaque journée comme si l'on devait mourir le lendemain. Cette pensée est stoïcienne : la plus belle des écoles philosophiques grecques, qui s'est malheureusement dégénérée - comme tout le reste - à l'époque romaine en un moralisme désuet.

Aimer et construire chaque journée comme un chef-d'oeuvre : n'est-ce pas là une définition raisonnable et acceptable de cette virtuosité existentielle que nous recherchons.

Mais est-ce chose si aisée ? N'a-t-on pas souvent tendance à subir la vie plutôt qu'à la construire ? Et si, par quelque sursaut, nous en venons à vouloir la construire, ne sommes-nous pas révoltés que l'on nous en demande compte, que l'on s'y oppose, que l'on nous le reproche ? Car c'est qu'il faut bien du courage et de l'effort pour oser affirmer sa propre existence, sa propre vocation, son propre destin, sa propre volonté d'une virtuosité existentielle, face à un monde extérieur qui attend de nous tous que nous nous pliions à ses exigences.

Il ne peut pas s'agir seulement d'une passade ou d'un  caprice ; il doit s'agir d'un choix de vie, sinon définitif, au moins profond et durable, contre toutes les servitudes volontaires. Il s'agit donc d'assumer pleinement le risque d'être écarté, voire rejeté, du système, en général, et des proches de notre propre monde, en particulier.

Les humains n'aiment pas les hommes libres. Il faut le répéter, encore et encore.

Et cela demande tant de virtuosité. Tous les jours. Virtuosité qu'il faut cultiver sans relâche.

Tiens, l'étymologie, encore ... Virtus, en latin, qui donne "virtuosité" et "vertu", signifie "courage" : la vertu de l'homme mâle, du guerrier qui est le vir, qui donne "viril" ... Tout se recoupe.

 

Marc Halévy, écrit le 17/8/2016.