Tisserand de la compréhension du devenir
Conférencier, expert et auteur

L'éveil des consciences, un nouveau monde en marche

Chacun est le centre de son monde et chaque monde est connexe aux autres mondes et aux mondes des autres. La prolifération de cette indispensable prise de conscience ne peut passer que comme cela : chacun peut et doit devenir un centre de la Conscience !


Nous vivons une immense et profonde mutation paradigmatique. Ce n'est ni la première, ni la dernière. La dernière en date fut la Renaissance qui nous fit passer de l'économie agraire de la Féodalité à l'économie marchande de la Modernité. La plus profonde fut la révolution néolithique qui nous fit basculer d'une vie de chasseur-cueilleur à une vie d'éleveur-agriculteur. Chaque fois, s'entrechoquent utopie et nostalgie, utopistes et nostalgiques. Le déclin de la logique passée, quoiqu'irréfragable et irréversible, induit des résistances, parfois désespérées, parfois opiniâtres, parfois délétères. De tels bouleversements ne se déroulent jamais sans douleurs. Et plus ils sont artificiellement retardés, plus ces douleurs sont vives et profondes.

On ne peut retarder impunément l'enfantement d'un monde nouveau, arrivé à terme.

Ce qui caractérise la Modernité, c'est-à-dire le paradigme que nous quittons, c'est de s'être fondée sur une religion du progrès et de la libération par la rationalité. Chacun de ces trois mots mérite quelque développement …

Progrès …

La croyance en le progrès naît avec la Renaissance. L'humanisme veut libérer l'homme des tutelles ecclésiales et de l'obsession du Salut qui caractérisa toute la féodalité, notamment au travers des Croisades contre les Arabes et de l'Inquisition contre les autres. Galilée, puis Descartes et Newton, déclenchent l'idée d'une conquête de la Nature par l'intelligence rationnelle et la pensée analytique, réductionniste et quantitative. Cette conquête mesurable prit, peu à peu, le nom de "progrès".

Libération …

L'homme, aux yeux des humanistes, est prisonnier du monde qui l'entoure. Son âme est prisonnière des dogmes de la Religion. Son esprit est prisonnier du pouvoir des Maîtres. Son cœur est prisonnier des passions du Monde. Son corps est prisonnier des lois de la Nature. Libérer l'homme passe donc par la destruction, autant que faire se peut, de ces prisons, respectivement par la pensée libre, la parole libre, la moralité libre et la science libre.

 

Rationalité …

Face à ces prisons qu'il convient, sinon de détruire, du moins d'atténuer, l'arme essentielle était censée être la Raison. La raison raisonnante qui, par sa puissance analytique et logique, peut déconstruire les dogmes, les injustices, les passions et l'inéluctabilité des lois naturelles. Aux illuminations intuitives du passé, il fallait substituer les lumières froides et placides du raisonnement rigoureux.


Cette Modernité qui s'effondre déjà, pour qui sait ouvrir les yeux et cultiver la lucidité, subit quatre ruptures majeures, toutes irréversibles. Chacune de ces ruptures appelle une réponse qui deviendra un des piliers du nouveau paradigme émergent.

Une rupture écologique …

Jusqu'à la révolution industrielle du 19ème siècle, lorsqu'il n'y avait encore qu'un milliard d'humains sur Terre, les activités humaines n'étaient que négligeables face à la biosphère qui parvenait, sans trop de problème, à renouveler les ressources naturelles consommées par l'homme et à se régénérer malgré ses bêtises locales.

Mais la démographie s'est mise à galoper … 1900 : 1,7 milliards, 2000 : 6 milliards, 2013 : 7,5 milliards, 2050 : 10 milliards. Cette affolante exponentielle dépasse, et de loin, les capacités de régénérescence de la Terre qui, tous calculs faits, ne peut porter durablement qu'entre un milliard et un milliard et demi d'humains. Aujourd'hui, nous sommes déjà six milliards de trop et nous avons consommé 80% des ressources naturelles non renouvelables que la Terre avait mis des centaines de millions d'années à accumuler dans ses flancs. Depuis le début des années 2000, nous avons franchi le point de non-retour et nous sommes entrés dans une logique définitive de pénurie sur toutes les ressources naturelles essentielles (eau douce, énergie, terre arable, métaux et terres rares, métaux non ferreux, etc …).

Cette logique pénurique nous impose, sans discussion possible, si l'humanité veut survivre au-delà des deux ou trois générations qui viennent, à une double décroissance : une décroissance économique et une décroissance démographique. Les deux vont de pair. Un effort dans une direction est vain sans effort dans l'autre. Démographiquement, la fécondité nette doit descendre en dessous d'un enfant par couple pendant au moins trois générations pour réduire la population mondiale au huitième de ce qu'elle sera, et redescendre aux alentours d'un milliard d'humains. Economiquement,  la frugalité doit devenir le maître-mot de tous nos comportements : faire beaucoup mieux avec beaucoup moins, se limiter à l'essentiel et à l'indispensable, et renoncer à tous les superflus, à tous les accessoires.

Une rupture technologique …

La révolution numérique, en permettant la connexion de tous avec tous, tout le temps, et en centuplant l'intensité et la fréquence de tous les flux, a définitivement transformé nos manières de vivre, exactement comme le passage néolithique du chasseur-cueilleur à l'éleveur-agriculteur a bouleversé toute l'éthologie humaine. Pour le dire d'un mot, ce saut technologique a induit un énorme saut de complexité. Toutes les organisations humaines doivent répondre à ce saut, à cette accélération drastique de tous les temps de vie. Cela implique l'abandon de tous nos anciens modèles organisationnels construits sur cette pyramide hiérarchique, trop lente, trop lourde, trop rigide pour faire face aux déferlantes informationnelles et événementielles. Cela implique une réorganisation de tout,sur le modèle du réseau c'est-à-dire d'une mosaïque de petites communautés autonomes en interactions fortes entre elles, et fédérées par un projet global … Cela est vrai pour les communautés de travail (les entreprises qui passeront majoritairement au télétravail), comme cela est vrai pour les communautés de vie et les communautés citoyennes. L'Etat central national est mort et disparaîtra ; les centres de pouvoir, tant économiques que politiques, académiques ou médiatiques, seront locaux, dans une logique de proximité.

Une rupture économique …

Le modèle économique américain, exporté et imposé au monde entier après la seconde guerre mondiale, est construit sur la marchandisation et la financiarisation généralisées. Tout peut s'acheter et se vendre, et tous peuvent spéculer sur tout et n'importe quoi. Logique de la facilité, de l'argent facile à l'école facile, en passant par l'endettement facile et l'appropriation facile. Ce modèle a atteint ses limites en démontrant, en deux décennies, à quel point il est délétère, destructeur de tout, de vie, d'esprit, d'âme et de sens. Ce modèle doit être abandonné de toute urgence car il est fondé sur le double pillage des ressources naturelles et des forces humaines. Cela implique, d'abord, l'éradication impitoyable de toute l'économie spéculative et de la financiarisation du monde. Cela implique, ensuite, un passage radical de la valeur d'échange (prix bas) à la valeur d'usage (utilité durable). Cela implique, enfin, l'abandon du modèle industriel construit sur le gigantisme, la massification et les économies d'échelle, et l'invention d'un modèle néo-artisanal bâti sur la virtuosité, la qualité et la perfection.

Et une rupture philosophique …

Après avoir cru que son bonheur lui viendrait de la religion, de l'Etat, des idéologies, des techniques et de l'hyperconsommation, l'homme d'aujourd'hui commence enfin à comprendre que le bonheur ne vient jamais de l'extérieur et qu'il se construit de l'intérieur. La joie de vivre est un état d'esprit, une volonté active, une attitude permanente.

Le plaisir se prend. Le bonheur se reçoit. Mais la joie se construit.

Il ne faut plus rien attendre du monde qui nous entoure : il n'y a rien à recevoir. Le secret de la joie de vivre est simple, depuis que Spinoza l'a définitivement éclairci : la joie est la conséquence de l'accomplissement de soi, de la réalisation de tous nos possibles intérieurs, de l'exploitation de tous nos talents, de tous nos potentiels. Et, en nous accomplissant "du dedans", nous rayonnons et nous facilitons l'accomplissement et la joie de ceux qui nous entourent, comme par contagion. Ce ne sont pas les autres qui nous rendent heureux, c'est nous qui les rendons joyeux.

Le monde réel est là, donné, ouvert, offert. Il est un immense champ de possibles structurés autour d'un champ de contraintes et d'impossibles. Nier ces contraintes et ces impossibles, et fuir le réel dans des utopies ou des idéologies, bref dans des idéalismes, est catastrophique pour tous et pour chacun. La joie de vivre passe par l'assomption jubilatoire du réel de tous et du destin de soi (le destin propre de chacun est de s'accomplir en plénitude, tel que l'on est, avec ce que l'on a).

Macroscopiquement, cela signifie qu'est en train de se produire un passage des religions dualistes et idéalistes du progrès et de la libération, à des spiritualités monistes et spiritualistes de la joie et du bonheur …

Pour la première fois, sans doute, dans toute l'histoire humaine, notre époque se pose face à un dilemme crucial : ou bien nous mutons, ou bien nous mourons.

Freud nous dirait que nous avons, face à nous, le principe de plaisir qui consiste à continuer la politique de l'autruche et à refuser la fin d'une histoire et la fin d'un monde, et le principe de réalité qui nous pousse à franchir le seuil et à entrer dans de nouvelles logiques de vie.

En son temps, Hans Jonas, dans son "Principe Responsabilité", avait émis les plus énormes réserves sur les capacités des masses à accéder au niveau de conscience suffisant pour accepter de sortir volontairement de la douce moiteur d'un confort hors de prix et de changer leurs modes de vie. Il en avait conclu que la démocratie, qui est la tyrannie des masses et de leurs démagogues, puisse réussir à sauver la Terre et l'humanité.

Peut-on croire à un saut massif de conscience, tout d'un bloc ? J'en doute. Jean Monnet avait parfaitement résumé la situation, en écrivant : "Les hommes n'acceptent le changement que dans la nécessité et ils ne voient la nécessité que dans la crise". Et j'ajouterais : et il ne comprennent la crise que dans la douleur …

Ce saut de conscience est pourtant vital. Et ne survivront aux épreuves qui nous attendent, que ceux qui l'auront vécu au plus profond de leur vie.

Il n'y a donc qu'une seule issue : faire se propager ce saut de conscience par contagion, de proche en proche, par l'exemple de la joie et de la frugalité.

Chacun est le centre de son monde et chaque monde est connexe aux autres mondes et aux mondes des autres.

La prolifération de cette indispensable prise de conscience ne peut passer que comme cela : chacun peut et doit devenir un centre de Conscience !

Marc Halévy, 20 février 2013.

Pour Stéphane Rudaz de la revue suisse "Recto-verseau".