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Amour et christianisme

Faire du christianisme la "religion de l'amour" est un abus de langage.…

Faire du christianisme la "religion de l'amour" est un abus de langage. Le christianisme prône seulement l'amour du prochain[1] c'est-à-dire de l'homme proche en tant qu'il est une personne particulière et non une abstraction.

L'amour chrétien est autre chose que la compassion bouddhiste ou jaïniste qui s'étend à toutes les créatures vivantes : la compassion induit le respect de la Vie sous toutes ses formes. L'amour chrétien est autre chose ; il est plus qu'une disposition d'esprit encline au respect ; il se veut actif, missionnaire, prosélyte, salvateur.

L'amour chrétien ne concerne guère les êtres vivants en général.

Le christianisme est une religion urbaine pour qui la Nature n'a aucune importance[2] ; le "vrai" monde n'est pas celui d'ici-bas, mais bien celui de l'au-delà (divin, spirituel, idéal, céleste, immatériel, intemporel).

L'amour chrétien de l'autre personne humaine proche (amie ou ennemie, riche ou pauvre, sain ou malade, étranger ou indigène, etc …, indistinctement) échappe à toutes les définitions de l'amour comme désir de fusion avec l'autre, quelle que soit la nature de cet autre. Il ne s'agit pas, ici, de fusion mais de salut.

Aimer l'autre en tant que personne unique, c'est se dévouer intégralement, radicalement, entièrement, au service du salut de son âme ; c'est faire tout ce qui est possible pour lui faire gagner la "vie éternelle". La pitié y devient une attitude mentale, cruciale et centrale.

Et bien sûr, il faut aimer prioritairement ceux qui en ont le plus besoin : les pauvres, les méchants, les faibles, etc …

C'est là toute l'essence du sermon sur la montagne, prêté en premier par l'évangéliste Matthieu[3] à Jésus (5;1-12).

Il suffit d'être un tant soit peu philosophe pour comprendre que l'amour de l'autre, une fois assimilé à la passion du salut des âmes pour un monde imaginaire, pour un autre monde que le monde réel, induit deux types délétères de comportement.

  • D'abord, le salut de son âme est dit bien plus précieux que la personne réelle et vivante qui porte cette âme ; si, pour sauver cette âme si précieuse, il est nécessaire de sacrifier la vie de cette personne, il ne faut pas hésiter un seul instant : conversions forcées, bûchers, croisades et inquisition sont bien là pour le démontrer. Mais aussi : tant de vies gâchées - celles des femmes, surtout, souvent contre leur gré - en macérations, privations, dégoûts de soi, culpabilisations, contritions, pénitences incessantes, haines de la chair, etc ...
  • Ensuite, la dualisation de l'Être en deux natures distinctes et inconciliables - le monde d'ici-bas terrestre et le monde de l'au-delà céleste - tend évidemment à délaisser, au mieux, à haïr, au pis, le monde réel où vivent toutes les créatures réelles. Bien sûr, l'idéalisme platonicien n'est pas loin, mais Platon ne parle pas de salut, mais bien de connaissance : il s'agit de connaître les Idées pures et, par-dessus tout, l'Idée de Bien qui règne sur elles toutes. Avec le Christianisme, l'Idée de Bien est devenue Dieu et les autres Idées pures sont assimilées aux êtres célestes, angéliques ou pneumatiques, qui peuplent les sphères éthérées. Descartes ne dira rien d'autre. Il ne s'agit donc plus d'un rapport dialectique entre deux mondes distincts, mais d'un rapport hiérarchique entre un monde matériel où règne le Mal et le Diable, et un monde spirituel où règne le Bien et le Dieu trine. Le problème, alors, n'est plus de spiritualiser le monde réel et de diviniser ce Réel dans une tension vers l'accomplissement (ce qui est la voie des paganismes comme le dionysisme), mais, tout au contraire, de fuir le monde matériel et diabolique, de le haïr, de le maudire, de le renier afin de gagner son paradis dans "l'autre monde".

Ce n'est pas un hasard si c'est le monde chrétien (et, à son paroxysme, l'évangélisme américain) qui a encouragé, par souci humanitaire, cette folle croissance démographique qui étouffe la Vie (sous prétexte que chaque personne humaine est précieuse, que chaque âme doit être sauvée) et qu'il a engendré cet économisme pillard qui saccage la Nature et la Terre entière depuis des siècles. Jamais les traditions chinoise ou indienne n'auraient engendré de tels monstres.

Marc Halévy, le 28/02/2012



[1] La Torah ne prône pas l'amour du prochain. Par deux fois, elle dit : "Tu aimeras ton ami comme toi-même". Ton "ami", pas ton "prochain" ! Traduttore, traditore

[2] Ce n'est pas un hasard si c'est le monde chrétien (et spécialement américain) qui a engendré  cette folle croissance démographique (chaque personne humaine est précieuse, chaque âme doit être sauvée) et cet économisme pillard qui saccagent tous deux la Nature et la Terre entière depuis des siècles. Jamais les traditions chinoise ou indienne n'auraient engendré de tels monstres.

[3] Cet Evangile a été écrit entre 90 et 100 après JC (Marc vers 80, Luc vers 120 et Jean peu avant 200).