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Talmud juif et code romain

Le travail talmudique relève la topographie de tous les possibles alors que les codes romains et leur resucée napoléonienne tracent des voies obligatoires, toutes droites , à travers ce paysage, écrasant au passage toutes les subtilités du relief réel.

La théologie est globalement absente de la tradition juive. Le Judaïsme ne dit rien - ou presque - de Dieu, du principe divin. Son Nom est ineffable - il ne peut donc pas être prononcé ou dit - et toute représentation de Lui, même conceptuelle, est interdite. En cela, elle prolonge la Torah qui se contente de développer, parfois avec minutie, les conditions pertinentes du juste rapport de l'homme avec le Divin et des justes rapports des hommes entre eux.

En ce sens, le Judaïsme est une éthique de l'ajustement[1] et non une métaphysique. Et, en volume, cette éthique de l'ajustement porte bien plus sur la dimension politique[2] (le rapport des hommes entre eux) que sur le dimension religieuse (le rapport de l'homme avec le Divin).

En gros, le rapport au Divin se résume en un mot : "craindre Dieu" c'est-à-dire, très précisément, fuir l'anthropocentrisme et cultiver le théocentrisme puisque, par essence, l'homme ne vaut que par son dévouement au service du Divin et de Son accomplissement sur Terre - c'est cela l'Alliance.

Quant aux rapports des hommes entre eux, la Torah et, à sa suite, la tradition talmudique prônent l'ajustement mutuel. Le Talmud "discute" les problèmes sans jamais transformer ses argumentations, toujours spécifiques (voire spécieuses) et relatives, en législations universelles et absolues. Les discussions talmudiques visent à clarifier le champ des contraintes de cohérence et de cohésion afin que chacun puisse y tracer sa propre voie, sa propre trajectoire.

Le travail talmudique relève la topographie de tous les possibles alors que les codes romains et leur resucée napoléonienne tracent des voies obligatoires, toutes droites[3], à travers ce paysage, écrasant au passage toutes les subtilités du relief réel et toutes les beautés de sa nature sauvage.

La brève introduction ci-dessus n'a pour but que de préciser le contexte de mon propos. Ce propos porte sur ceci : il y a deux manières, diamétralement opposées et largement contradictoires, de penser l'éthique et la morale.

Comment vivre ensemble ? Voilà la question centrale. Et si l'on veut bien quitter, une fois pour toutes, les fadaises mièvres et angéliques de "l'homme animal social" ou des "moins de biens et plus de liens"[4], il faut commencer par le début : à l'inverse des abeilles ou des termites, l'homme n'est pas fait pour vivre en société dans la promiscuité de ses semblables dont les dissemblances noétiques lui parlent bien plus que leurs ressemblances biologiques.

"Vivre ensemble" n'est pas, pour l'homme, un comportement naturel. La famille, la communauté (le clan, la tribu des très proches) : oui ! La société, la nation, le peuple, l'humanité : non !

L'Homme avec un grand H, l'humanité, sont des abstractions vides de sens réel.

Ceci posé, venons-en à l'essentiel : quelle différence fondamentale y a-t-il entre l'approche du talmud juif et celle du code romain ?

La première est réaliste. La seconde est idéaliste.

La première accepte avec lucidité la complexité et la réalité de l'humain et tente d'y construire, au cas le cas, une solution vivable du moindre mal en réponse au problème du vivre-ensemble. La seconde édicte dogmatiquement des normes universelles, des impératifs catégoriques, des principes intangibles sensés normaliser les comportements humains et les rapprocher le plus possible d'un comportement supposé idéal.

Bref, la première est éthique et la seconde est morale.

Encore une fois, tout se ramène à l'incompressible problématique de l'opposition entre idéalisme et réalisme. Le code romain idéalise - donc simplifie et nie la diversité, l'inégalité, la complexité du réel tel qu'il est, avec ses richesses, ses subtilités, ses processus, ses lois propres. Le talmud juif assume le réel et y voit non pas un obstacle à l'établissement d'un soi-disant idéal mais, tout au contraire, un immense champ d'opportunités à explorer et à exploiter.

L'idéaliste veut astreindre le réel à entrer dans le moule simpliste qu'il se concocte pour se rassurer, pour se laisser croire qu'il est le héros d'un combat imaginaire contre le réel qu'il refuse de voir tel qu'il est : il préfère s'aveugler, passer à côté de l'infinie richesse du réel et s'inventer un monde aussi idéal qu'imaginaire et puéril. Car tous les idéaux, toutes les idéalisations sont des puérilités, de walt-disniaiseries, des fantasmes infantiles où l'on veut croire aux fées, aux anges. aux pères noël et aux pères fouettards.

Ainsi sont idéalisantes les notions de "Res publica", de "Citoyenneté", de "Justice" sur lesquelles se fonde le code romain : des abstractions vides, des fantasmes, des fantasmagories. Le mot grec phantasma signifie, d'ailleurs fort opportunément : "apparition ; image offerte à l'esprit par un objet ; spectre, fantôme".

En conclusion, le problème du "vivre-ensemble" envisagé ici, pose, beaucoup plus généralement, le problème du rapport entre l'esprit humain et le monde, entre l'intérieur et l'extérieur de l'homme, entre son "dedans" et son "dehors".

Est-ce le "dehors" qui doit entrer dans les grilles et moules du "dedans" (c'est la position kantienne) ou est-ce le "dedans" qui doit s'ouvrir et aller à la rencontre de ce "dehors" qui l'engendre, le nourrit et le transcende ?

Poser ainsi la question, c'est y répondre.

Cette problématique est aussi celle de la science et, plus précisément, celle de la physique théorique qui, pour sauver ses modèles standards actuels (ses fantasmes actuels, faudrait-il écrire), tord la réalité et s'ingénie à s'inventer des hypothèses plus abracadabrantesques les unes que les autres alors que le problème n'est pas là. Le problème est que les catégories théoriques utilisées sont trop étroites, trop simplistes, trop mesquines pour pouvoir y faire entrer toute le complexité réelle du Réel tel qu'il est.

Dans le rapport entre le "dedans" et le "dehors", répétons-le, le "dedans" n'est qu'une infime partie d'un Tout qui le dépasse infiniment et dont le "dehors" n'est que le reflet. Croire que ce "dehors" va se plier aux fantasmes du "dedans" relève de l'orgueil ou de la bêtise.

En tout, il faut donc réhabiliter et pratiquer sans relâche la démarche talmudique, patiente et dialogique, multidimensionnelle et réaliste, et renoncer, enfin, aux fantasmes puérils des idéalités.

C'est la guerre incontournable entre le réalisme théocentrique[5] de Spinoza et l'idéalisme anthropocentrique de Kant !

Marc Halévy, le 22/12/2011



[1] Décidément, je préfère définitivement traduire tzedaqah par "ajustement" plutôt que par "justice" ou "justesse". Ce mot hébreu est aussi traduit par "droiture" ou "intégrité" ce qui renforce l'idée d'ajustement.

[2] Politique est pris ici dans son sens étymologique grec centré sur la polis, sur la cité ; il s'agit donc d'une éthique citoyenne : comment vivre ensemble en paix et en harmonie

[3] Ils définissent donc le "Droit".

[4] Qui est un des slogans du mouvement "simplicité volontaire" que j'ai éreinté dans mon "Simplicité et minimalisme" (Dangles - 2011).

[5] Ou cosmocentrique, si l'on préfère, mais qu'est le Théos sinon le Logos du Kosmos ?