Tisserand de la compréhension du devenir
Conférencier, expert et auteur

Quatre façons de faire de la musique

La métaphore musicale va nous aider, une fois de plus (cfr. mo, "Initiation à la physique complexe"), à essayer de comprendre la problématique de la régulation d'un groupe complexe actif.

La problématique de la régulation du fonctionnement optimal d'un ensemble opératoire est, aujourd'hui, centrale. En effet, les hiérarchies pyramidales qui ont forgé la plupart des organisations humaines depuis des millénaires, sont devenues, aujourd'hui, beaucoup trop simplistes, trop lentes et trop lourdes pour pouvoir agir adéquatement sur un monde devenu, quant à lui, très complexe, très rapide et très volatil.

La cybernétique sait depuis longtemps qu'une bonne régulation requiert que le système régulé, le système régulant et le milieu environnant soient en harmonie fonctionnelle, c'est-à-dire qu'ils soient de même niveau tant en complexité qu'en vitesse de réaction.

Pour aller plus loin, scrutons les modes de fonctionnement des ensembles musicaux qui, pour donner un bon résultat audible et jouissif, se doivent de coordonner parfaitement les jeux d'un certains nombres d'instrumentistes plus ou moins virtuoses.

Pour faire de la musique à plusieurs, plusieurs paramètres doivent être pilotés.

1-     le niveau de virtuosité des instrumentistes,

2-     le niveau technique de l'œuvre visée,

3-     Le niveau de formalisation de l'œuvre,

4-     le niveau de connivence entre instrumentistes,

5-     le niveau de centralité de la direction d'orchestre.

Prenons un orchestre symphonique classique. La virtuosité des instrumentistes et des solistes pourra être supposée suffisante ; alors tous les niveaux techniques peuvent être visés pour peu que l'on parle d'un orchestre professionnel ; la formalisation de l'œuvre est très poussée sous la forme d'une partition éditée où les marges de manœuvre, laissée au chef conducteur, sont relativement étroites, mais néanmoins réelles puisqu'il peut en donner sa propre interprétation ; la connivence entre instrumentistes traduit l'habitude qu'ils ont de jouer souvent en ensemble, un peu comme une équipe sportive qui a su créer un égrégore, un corps global qui est plus que la simple juxtaposition des différents musiciens ; enfin, dans un tel orchestre classique, la centralité est totale et repose exclusivement sur les épaules du chef d'orchestre qui, au fond, est un soliste virtuose dont l'orchestre - instruments et instrumentistes confondus - constitue l'instrument global, complexe, unique, dont il joue.

Les caractéristiques organisationnelles et régulatoires d'un orchestre symphonique classique sont donc une centralisation du pouvoir de décision, un niveau de virtuosité requis, plus élevé pour les solistes, une formalisation poussée de la partition, une liberté d'exécution nulle sauf pour le chef d'orchestre et, pour leurs parties, aux solistes "vedettes" s'il y en a.

Ce modèle organisationnel est typique des grandes entreprises industrielles dont certaines, afin d'admettre des instrumentistes du plus bas niveau de virtuosité, remplacent les musiciens par des automates, pour peu que la "partition" soit réductible  un programme numérique univoque. IL est également identique, dans le monde la musique, lorsqu'il s'agit de "variété" ou de "studio" : la "vedette" - soliste ou chanteur - convoque des musiciens professionnels, souvent virtuoses, dans le seul but de l'accompagner lui "au doigt et à l'œil", sans faire montre de leur virtuosité à eux (la vedette, c'est lui !). Il s'agit de pure exécution mécanique de haute qualité ; si improvisation il y a, elle est strictement réservée à la "vedette" et la virtuosité des accompagnateurs est censée la suivre parfaitement …

Ici, l'instance régulatoire est intégralement et exclusivement par le "chef/vedette" (sur la base d'une partition formalisée et intangible que ce "chef/vedette" s'est choisie en fonction de ses propres critères à lui). Exorégulation, donc.

Cela nous conduit à la seconde manière de faire de la musique : l'orchestre virtuel et purement électronique dans les mains du seul compositeur qui travaille au départ de synthétiseurs de sons, plus ou moins sophistiqués. En ce cas, point besoin ni de musiciens, de partitions, d'instruments aux timbres variés, le compositeur, s'il est suffisamment habile au clavier, pourra interpréter/improviser n'importe quoi, à son gré, à la seule mesure de son talent ou de son inspiration. Point nécessairement besoin d'une partition formalisée ; seulement quelques combinats originaux de timbres, quelques repères rythmiques, quelques motifs mélodiques, quelques suites harmoniques suffiront. Le compositeur est absolument libre, seul maître à bord, n'ayant aucun compte  rendre qu'à son public qui, in fine, sera sa seule sanction.

Ici, l'instance régulatoire est les psychisme créatif du compositeur/improvisateur. Exorégulation, encore.

Une troisième manière de faire de la musique passe par le petit ensemble du quartette classique à l'orchestre populaire avec trois guitares, une batterie et un chanteur. Là, point vraiment de chef même s'il y a presque toujours un leader. Le répertoire est fixé et souvent répété. Les instrumentistes ne doivent pas nécessairement être tous des virtuoses, mais, cela dit, la qualité globale du groupe, surtout pour des répertoires un peu sophistiqués, sera proportionnelle au niveau de virtuosité de ses membres. La connivence entre musiciens est intense et fortement ancrée par de nombreuses répétitions et prestations. Les morceaux joués sont fortement standardisés, soit par une partition choisie et souvent interprétée, soit sans partition externe, mais dans le cadre strict d'un morceau dûment composé par le groupe et rejoué comme tel indéfiniment. Une place, alors, peut être laissée à quelques moments d'improvisation du meilleur soliste que les autres se contenterons d'accompagner rythmiquement et harmoniquement. Ici, l'instance régulatoire est la connivence entre les membres de l'ensemble musical, leur capacité d'anticipation intuitive et d'ajustement mutuel imperceptible par le public, alliée à la capacité de "rattrapage" génial rendue possible par la virtuosité des musiciens. Endorégulation, donc.

La quatrième manière de faire de la musique ensemble est le "jam" en jazz. De quoi s'agit-il ? D'une autre version de petits ensembles, mais dont les modes de fonctionnement et de régulation sont radicalement autres que ceux du quartette classique ou de l'orchestre pop. Ici, il n'y a que des virtuoses, des vedettes, des solistes chevronnés. Ici, il n'y a pas de partition et l'improvisation est la règle unique et forte. A chacun de "se sortir les tripes". Mais pas n'importe comment car, dans ces milieux, il existe des repères mélodiques ou rythmiques, des grilles mélodiques, des règles de passation du "témoin" d'un soliste à l'autre, des standards basés sur des morceaux connus, bref des normes globales que tous connaissent et appliquent.

Souvent, les musiciens qui participent à des jam's de ce genre, ne se connaissent que de ouï-dire et n'ont jamais joué ensemble. Mais cela importe peu : quelques mesures d'échauffement suffisent pour que la magie puisse opérer … ou rater. Objectivement, les bides sont fréquents, masqués, il est vrai, par l'euphorie ambiante. Mais ces ratages sont bien souvent dus aux effets des stupéfiants ou de l'alcool où les musiciens de ce genre croient puiser de l'inspiration ou de l'énergie. A jeun, la magie opère bien plus régulièrement.

Ici, l'instance régulatoire est l'ensemble des normes globales partagé par les virtuoses, et leur capacité à rebondir, au moindre accroc, pour faire d'un problème un opportunité.

Endorégulation, aussi.

Si l'on veut bien sortir de la métaphore musicale, on s'aperçoit que l'on a tracé une typologie en quatre quadrants séparés par deux axes.

Le premier va de l'exorégulation (le régulateur est hiérarchique et précis, "au-dessus" du système) à l'endorégulation (le régulateur est réticulé et diffus, "au-dedans" du système).

Le second va de la formalisation (procéduralité, standardisation, prédéfinition, planification) à l'improvisation (virtuosité, imagination, préqualification, synchronisation).

Examinons …

  • Le premier quadrant : hiérarchique et formalisé. C'est le modèle classique d'organisation des sociétés étatisées et des entreprises industrielles. C'est le modèle hérité d'une longue tradition qui remonte a plus de cinq mille ans, mais qui, on le sait, est devenu trop lourd, trop lent, trop rigide, trop rudimentaire pour relever les défis de la complexification du monde humain.
  • Le deuxième quadrant : hiérarchique et improvisé. Rappelez-vous, c'était le cas de la musique électronique, purement artificielle, exclusivement maîtrisée par le compositeur qui fait ce qui lui chante, avec plus ou moins d'habileté. Les musiciens, sont des robots/synthétiseurs, programmés et formatés, censés répondre exclusivement selon les standards prévus. On est là dans le cas de figure du totalitarisme, du big-brother, du socialisme nationaliste (nazisme, fascisme, franquisme) et du socialisme communiste (léninisme, stalinisme ou maoïsme). On comprend que, dans le contexte d'un monde complexifiée et densément interconnecté, ce modèle ne peut tenir qu'au prix d'une violence permanente et épuisante qui coûte horriblement cher en souffrances et morts humaines.
  • Troisième quadrant : réticulé et formalisé. On se place ici dans le cas de figure du quartette, par exemple. La partition est claire et nette, les musiciens sont suffisamment virtuoses. Il y a un ou plusieurs meneurs naturels. Il y a des connivences suffisantes - venues de l'habitude de jouer ensemble - pour permettre un ajustement mutuel permanent à partir de signaux faibles perçus seulement par les instrumentistes (un clin d'œil, une main, un doigt, un signe, un son imperceptible). On pourrait, ici, user aussi de la métaphore de l'équipe sportive qui, au fil des heures et des heures d'entraînement, construit une complicité implicite et terriblement efficace.
  • Dernier quadrant : réticulé et improvisé. Nous voilà revenus à la jam de jazz … Il s'agit de faire fonctionner le génie de virtuoses au départ d'un ensemble minimal de normes communes.

Si l'on art de l'idée que nos sociétés actuelles doivent nécessairement quitter le modèle hiérarchique formalisé (l'Etat, la Loi) et ne veulent pas, de bon aloi, entendre parler de totalitarisme, force est donc d'envisager les deux autres modèles qui, ensemble, reposent sur le principe des petites entités autonomes (le quartette ou la jam), fonctionnant en autorégulation (plus ou moins formalisée par une partition stricte ou des normes globales) et s'adressant, dans le premier cas, à des instrumentistes valables, et, dans le second, à des virtuoses confirmés.

A ce stade, il paraît raisonnable de ne pas croire qu'un seul des trois modèles restants puisse, à lui seul, résoudre tous les problèmes de l'organisation et de la régulation futures des sociétés humains. Force est donc d'envisager une solution mixte qui serait un réseau vaste de petites communautés autonomes, endorégulées, très différences les unes des autres , mais fédérées par un noyau garant - donc disposant des instruments d'arbitrage et de coercition nécessaire à cela - de la tranquillité et de la paix publique entre ces communautés (notamment en garantissant le droit, à chaque communauté, d'exclure les individus délétères, et à chaque individu, de quitter, à son gré, sa ou ses communautés). Au fond, il s'agit, pour ce noyau fédérateur ( la Commission européenne, par exemple, pour l'Europe) de construire une charte (une sorte de loi constitutionnelle au-delà des Etats membres) qui institue les droits et devoirs fondamentaux des individus libres et des communautés autonomes et qui, ainsi, permet le passage des étatismes anciens aux communalismes de demain.

Tant que ces droits et devoirs sont respectés, chaque communauté a le droit inaliénable, de fonctionner selon le modèle - démocratique ou non, laïc ou non, légaliste ou non, moral ou non, élitaire ou non - qui lui semble le plus adéquat quant à la réalisation de son intention collective.

Marc Halévy, mai 2010