Tisserand de la compréhension du devenir
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Qu'est-ce que le Tao ?

Remise à jour ce 03/09/2025

Le mot "Tao", comme souvent en chinois, est un de ces mots singuliers qui prennent diverses colorations, différents sens selon le contexte où on les pose. Il peut, selon les cas, signifier "chemin" ou "voie", "flot" ou "flux". Dans tous les cas, il sous-entend l'idée d'écoulement, de cheminement, de mouvement. Il suggère la mutation, la transformation, l'évolution. On pourrait le traduire tout simplement par "le Devenir" ou le "processus".

Il pose d'emblée le lecteur dans une métaphysique du Devenir. Comme pour Héraclite d'Ephèse, l'image de la rivière qui coule de la montagne est pertinente.

"Tout coule" (panta rhéi) disait Héraclite. "Il [le Tao] est fuyant et insaisissable" lui répondait Lao-Tseu (Ch. XIV).

 

L'idéogramme qui représente le Tao se compose de deux parties. La première, une sorte de L qui porte le reste est chuo qui signifie "mouvement" ou "marche". Le second, comme porté par le premier, est shou qui signifie "tête" ou "chef".

Le sens apparait donc bien clairement : le Tao est le mouvement primordial, le moteur de la marche des mondes.

 

L'idée de Tao peut sembler terriblement abstraite.  Quoi de plus immatériel à penser que le mouvement est tant que tel, sans rien qui bouge et exprime ce mouvement ? Qu'est-ce que le mouvement pur ? Qu'est-ce que le Devenir pur ?

 

La Tao est le processus cosmique, la logique universelle de déploiement. Pensons à une graine qui germe et qui devienne un arbre : cette graine et cet arbre qu'elle devient, manifestent une logique de déploiement, une logique de croissance et d'épanouissement, une logique d'accomplissement. C'est cette logique même qu'est le Tao. Quoique s'exprimant selon des modalités très diverses d'un être à l'autre, c'est cette même logique unique et foncière d'accomplissement qui régit toute l'évolution universelle. C'est elle le Tao : la logique processuelle qui pousse à ce que tous les potentiels s'accomplissent et se réalisent, s'actualisent et se déploient.

Si l'on se réfère au sens étymologique du mot (anima, en latin), le Tao est l'Âme cosmique, ce qui anime la totalité organique du cosmos.

 

Lao-Tseu nous dit ceci au chapitre I :

 

Le Tao qu'on saurait exprimer

n'est pas la Tao de toujours.

Le nom qu'on saurait nommer

n'est pas le nom de toujours.

 

Le sans-nom : l'origine du ciel et de la terre,

l'ayant-nom : la mère de tous les êtres.

(…)

 

Et il continue au chapitre  XXV :

 

Il y avait quelque chose d'indivis

avant la formation du ciel et de la terre.

 

Silencieux et vide,

indépendant et inaltérable,

il circule partout sans se lasser jamais.

On peut le considérer comme

la mère du monde entier.

 

Ne connaissant pas son nom

je le dénomme "Tao"

(…)

 

L'homme imite la Terre.

La Terre imite le Ciel.

Le Ciel imite le Tao.

Le Tao n'a d'autre modèle que soi-même.

 

Et il développe encore au chapitre XXXII :

 

Le Tao est au monde entier

ce que les ruisseaux et les vallées

sont au fleuve et à la mer.

 

Pour conclure au chapitre XLII :

 

Le Tao engendre Un.

Un engendre Deux.

Deux engendre Trois.

Trois engendre tous les êtres.

 

Tchouang-Tseu n'est évidemment pas en reste. Il écrit, au chapitre II, notamment :

 

C'est en marchant que la voie est tracée ;

c'est en nommant que les choses sont délimitées ainsi. (…)

Seul l'illuminé sait que la compréhension mène à l'unité. (…)

Accomplir sans savoir pourquoi, voilà le Tao.(…)

Le Tao suprême n'a pas de nom ;

le discours suprême ne parle pas.

 

Ou au chapitre XI :

 

"L'unité qui s'adapte sans cesse aux variations changeantes, voilà le Tao".

 

 

Et Lie-Tseu, dans son premier chapitre, de surenchérir :

 

"Il est un qui engendre et n'est pas engendré,

un qui transforme et n'est pas transformé.

Ainsi, le non-engendré peut produire l'engendré,

le non-transformé peut modifier ce qui est transformable.

Or, l'engendré ne peut pas ne pas engendrer

et le transformable ne peut pas ne pas transformer.

Voilà comment se produisent génération et transformation éternelles.

Génération et transformation éternelles ne cessent jamais d'engendrer et de transformer."

 

Tous ces textes, on le voit bien, se collettent avec l'impossibilité de dire l'indicible et de nommer l'innommable. La Tao n'a pas de nom puisque le Tao est cette dynamique universelle, cette logique cosmique dont émane tout ce qui porte nom.

Au contraire de l'occidental qui veut tout définir, le philosophe chinois sait qu'un lexique n'est qu'un ensemble de mots définis avec et par d'autres mots, et ne forme, au bout du compte, qu'une inextricable tautologie.

Pour sortir de ce cercle vicieux, il est indispensable de poser un premier terme ou, mieux, un terme premier : un concept absolument indéfinissable. Ce sera le Tao.

 

Mais ce Tao, s'il ne peut être ni défini, ni nommé, peut être expérimenté. S'il ne peut être dit, il peut être vécu.

A la fois comme vérité première et comme vérité dernière, le Tao se vit plus qu'il ne se dit. C'est dans cette optique que le Taoïsme se déploie comme une sagesse de vie plutôt que comme une philosophie de discours.

"Celui qui sait ne parle pas. Celui qui parle ne sait pas", affirme, péremptoire, Lao-Tseu au chapitre LVI.

Ainsi, le Taoïsme, même philosophique, se profile comme une pratique et une praxis et non comme une théorie ou une doxa.

Le problème n'est pas de connaître ou de comprendre le Tao, mais de vivre en harmonie avec lui, en lui, pour lui, par lui.

 

La Sage taoïste est celui qui réalise cette harmonie dans chaque ici-et-maintenant. On verra, dans la seconde partie de ce livre, quelles sont les conditions et "vertus" impliquées par une telle harmonie profonde. Mais sans aborder ici ces modalités, que l'enjeu de la pratique soit souligné car c'est de joie qu'il s'agit. D'ivresse de vie, dirait le poète Li-Po.

Tout ceci repose sur un postulat, par essence indémontrable, sur un axiome, par essence non déductible d'ailleurs : l'homme est totalement partie prenante d'une dynamique universelle, d'une logique cosmique dont il n'est qu'une infime manifestation, et il ne peut trouver la paix et la joie qu'en assumant pleinement cette appartenance.

Aucun voilier ne peut naviguer librement sur la mer sans avoir, d'abord, accepté de se soumettre aux lois des vents et des vagues, des courants et des marées.

Ainsi la liberté humaine n'est-elle possible et totale qu'en parfaite harmonie avec le Tao cosmique. C'est là, au cœur de ce constat fondamental, que l'on découvrira, un peu plus loin, ce que Lao-Tseu nomme la "tactique du non-agir".

 

Au contraire de la tradition occidentale qui place l'homme face à la Nature pour lutter et dominer, la sagesse taoïste place l'homme dans la nature pour s'y déployer avec elle et non contre elle. Ce point est capital. Non seulement pour comprendre les fibres intimes de la pensée chinoise, mais aussi - et peut-être surtout - pour remettre l'homme occidental à sa juste place et briser ses fantasmes dominateurs. Il n'y a aucune lutte à mener contre la Nature. Il n'y a aucun combat à emporter pour vivre heureux. Il n'y a que la guerre contre nos propres esclavages et illusions intérieurs qu'il faille gagner.

La Vie n'est pas une lutte ! Elle est un déploiement souple et harmonieux, tranquille et serein, doux et discret, impassible et souriant. Et le Tao est bien la voie de ce déploiement-là.

 

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