La physique des processus complexes et les organisations humaines
Dans la vision scientifique classique, l'univers est un espace vide, éternel et absolu dans lequel existent des briques élémentaires qui entretiennent entre elles des relations élémentaires (forces matérielles gravitationnelles, électromagnétiques et nucléaires) soumises à des lois mathématiques élémentaires. La question n'a sans doute jamais été posée de comprendre "pour-quoi" ces briques voulaient à tous crins interagir entre elles ; des forces ? oui, mais pour quoi faire ? pour quelles raisons ? dans quel but ?
Quoiqu'il en soit, deux briques pouvaient avoir divers comportements réciproques d'antipathie (répulsion) ou de sympathie (attraction) ; et, en cas de sympathie, cela pouvait aboutir à des équilibres hiérarchiques, statiques ou dynamiques, plus ou moins stables et durables, comme celui des planètes plus légères tournant autour d'une étoile plus lourde ; voire à des assemblages plus intimes non hiérarchiques (les atomes reliés entre eux, dans les molécules, par des orbites électroniques communes).
Dans tous ces cas, la vision mécaniciste implique l'existence a priori d'entités séparées et individuelles bien distinctes (les "briques" élémentaires : particules, noyaux, atomes, ...) qui peuvent s'organiser entre elles (dans quel but ?) au moyen de forces élémentaires, selon des lois élémentaires mathématiques.
C'est là toute le fondement de la physique assembliste qui, depuis Galilée et Newton, fut triomphante aux 19ème et début du 20ème siècles.
Les révolutions relativistes et quantiques ont profondément ébranlé ce bel édifice mécaniciste.
Face à cet édifice de la physique théorique assembliste, dès la plus haute Antiquité, les humains s'interrogèrent aussi sur leurs manières d'interagir et de fonctionner entre eux et, bien sûr, un parallèle entre relations humaines et relations physico-chimiques mécanicistes ne put valablement être conçu : il fallut en conclure que les particules matérielles et les âmes immatérielles avaient des logiques interactives de natures différentes. Comment allier des forces physiques matérielles et énergétiques, avec des relations humaines émotives et affectives ?
Comment regarder, avec le même regard, des relations causalistes matérielles et physiques, d'une part, et des relations finalistes immatérielles et humaines, d'autre part ?
On ne savait pas pour quoi (dans quel but ... sachant que, dans la vision causaliste, il ne pouvait être question d'un projet cosmique) les briques élémentaires de la physique interagissaient ; on croyait mieux comprendre pour quoi (en vue de quel projet collectif ou personnel) les humains cherchent à se rapprocher (attraction sympathique) ou à s'éloigner (répulsion antipathique), voire à s'aimer ou à se haïr. De plus, les humains, du fait de leur mauvaise adaptation à la vie sauvage (pas de grosses griffes ou dents, pas de fourrures ou carapaces, pas d'aptitude à courir vite, à voler, à nager, à grimper, ...), ont vite compris que leur survie dépendait largement de leur capacité à "jouer collectif" et à faire bloc avec un vrai souci d'efficience (c'est cette quête de l'efficacité collective qui est à l'origine de la "politique" et de l'organisation des activités avec les spécialisations que cela impliquent).
Vers la fin de la période positiviste qui clôt le paradigme de la Modernité, ces deux mondes (physique technico-matériel et humain psycho-immatériel) ont pu se rapprocher grâce à l'évolution de la thermodynamique, de la dynamique des systèmes, de la science des processus complexes.
Nées de la révolution thermodynamique, deux idées essentielles forment les colonnes de ce nouveau Temple de la Connaissance :
- Le Réel est une entité éternelle, unique, unitaire et unitive où il n'existe aucun "objet" séparé, existant par et pour lui-même, qui interagirait avec d'autres "objets" séparés indépendants. Tout au contraire : tout est dans tout, tout interagit avec tout, tout est cause et effet de tout. Tout est Un. L'image qui prévaut est que le Réel est un océan unique et continu, dont la surface (qui est le présent) est parcouru par des vaguelettes diverses et variées que le mauvais regard humain prend pour des objets séparés.
- Le Réel est un processus complexe en perpétuelle évolution, porté par un projet global, par un intention, sans but défini à atteindre (donc sans finalisme), mais inscrivant tout transformation dans une logique d'ensemble qui donne sens et valeur à tout ce qui existe et à tout ce qui se passe (intentionnalisme).
Le Réel est donc une Unité absolue, animé par une bipolarité essentielle dont les deux pôles sont, d'une part, sa Réalité substantielle (faite d'une substance prématérielle symboliquement similaire à l'eau fluide de l'océan) et, d'autre part, son Intentionnalité qui vise son propre accomplissement global de la façon la plus optimale possible.
On comprend dès lors que les interactions physiques matérielles et les interrelations humaines immatérielles participent du même Kosmos (aux sens grecs conjoints d'Ordre et d'Harmonie) qui est le fondement de la nouvelle "physique des processus complexes" (dont les géniteurs furent Spinoza, Helmholtz, Bergson, Whitehead, Teilhard de Chardin et mon mentor Ilya Prigogine).
Pour aller plus loin, il faut comprendre que la bipolarité originelle (Réalité actuelle et Intentionnalité actuelle) engendre, selon les circonstances, les environnements, les conditions, des bipolarités secondes, tierces, etc ... qui induisent, très vite, une complexification des dynamiques, organisations et comportements.
Pour le dire d'un mot, et sans entrer trop dans les détails, on pourrait dire que la Logicité à l'œuvre en tout, partout et toujours, vise à dissiper optimalement (donc le plus efficacement possible) les tensions et surtensions induites par les bipolarités omniprésentes, et qu'il existe, pour cela, six cheminements possibles.
- Trois cheminements conflictuels d'uniformisation entropique :
- le premier pôle détruit le second,
- le second détruit le premier
- les deux s'entredétruisent.
- Trois cheminements consensuels d'organisation néguentropiques :
- les deux pôles s'écartent l'un de l'autre au maximum,
- les deux pôles trouvent un compromis honorable et construisent une structure d'équilibre plus ou moins stable (c'est le schéma mécanique par excellence),
- les deux pôles induisent l'émergence d'un super-pôle unique (mais bien plus complexe) qui les fusionnent au sein d'une entité originale (la cellule vivante à partir des macromolécules, ou une entreprise économique à partir de savoir-faire complémentaires).
Plus le monde alentour est complexe, plus la dissipation des surtensions doit s'inventer des organisations au moins aussi complexes que lui.
C'est typiquement le cas de notre époque qui vit l'effondrement du paradigme "mécanique" de la Modernité fondé que les relations hiérarchiques et les mesures quantitatives, et qui vit l'émergence d'un paradigme noétique construit sur des organisations en réseaux soudés par un fort projet commun, mais fondés sur l'autonomie de ses composants.
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