Tisserand de la compréhension du devenir
Conférencier, expert et auteur

Un nouvel art de vivre

Revisiter les fondamentaux

Il faut revisiter, encore et encore, les fondamentaux.

Qu'est-ce que la Franc-maçonnerie ? Une école de sagesse. Elle est une philosophie de vie en ce sens qu'elle cultive - c'est bien l'étymologie du mot "philosophie" - l'amour de la sagesse. Ou, à tout le moins, l'amour d'une sagesse.

Pour retourner aux racines grecques, la sagesse maçonnique ne relève pas de la doxia, de l'opinion, mais bien de la praxis, de la pratique. En ce sens, la régularité maçonnique, n'est pas une orthodoxie, mais une orthopraxie. Il ne s'agit nullement de définir quelle est la "bonne" destination, ni le "bon" chemin, mais bien de circonvenir la "bonne" façon de marcher : va où tu veux, mais marche avec souffle (Force), avec élégance (Sagesse), avec art (Beauté) …

Ni le chemin, ni le chemineau n'importent ; seul le cheminement compte.

 

*

 

Une école de sagesse, donc …

Avec ses généalogies, ses principes, ses options et ses méthodes, on l'a vu. Une école de sagesse dont la raison ultime d'être est de construire des hommes de qualité, des œuvriers de haut vol engagés sur le chantier de la construction, sur cette Terre, du Temple de la Gloire du Grand Architecte de l'Univers. Autrement dit, engagés dans la réalisation du Grand Œuvre, engagés dans l'accomplissement de ce qui les dépasse et au service duquel il consacre leur vie.

Une école d'abnégation, donc, au sens précis de dépassement de l'ego.

Il s'agit, en somme, d'apprendre à inverser le regard et à regarder le monde avec les yeux de Dieu, de Son point de vue à Lui. Dans ce regard-là, les hommes ne prennent sens et valeur qu'en stricte proportion de ce qu'ils font, de ce qu'ils construisent, de ce qu'ils contribuent à la Vie et à son accomplissement sur Terre.

 

Apprenez à regarder le monde avec les yeux de Dieu et vous verrez combien chaque chose, chaque être prend alors sa juste place, sa juste dimension. Lorsque l'avion vole à trente milles pieds au-dessus des villes des hommes, combien deviennent dérisoires les "grandes" batailles d'orgueil qui, sempiternellement, se jouent là en bas avec les mêmes médiocrités, avec les mêmes trahisons, avec les mêmes vulgarités, depuis que l'homme est homme …

Et bien sûr, le premier objet à regarder avec les yeux de Dieu, c'est soi-même, ce microbe insignifiant qui ne pèse rien hors par ses œuvres, par ses contributions, infimes mais parfois parfaites, à l'accomplissement cosmique de la Vie, à la réalisation de l'Âme du monde.

Quantitativement, l'homme n'est rien dans le regard de Dieu. Qualitativement, par contre, il peut devenir quelque chose. Et ce devenir-là s'apprend. Devenir quelque chose aux yeux de Dieu … Devenir quelque chose ou quelqu'un, mais sans orgueil, sans vanité, sans présomption … Vaste programme …

Encore et toujours, l'homme ne vaut que par ses œuvres. La Franc-maçonnerie est alors une école de l'homme à l'œuvre. De l'homme dans son œuvre. De l'homme pour son œuvre. De l'homme dans et pour l'œuvre symbolisée par le Temple de Salomon et Hiram à Jérusalem.    

 

Le rapport de l'homme à l'œuvre est complexe. Qui produit quoi ? Qui produit qui ? Il s'agit du rapport complexe du sujet au projet : est-ce le sujet qui forge le projet ou est-ce le projet qui forge le sujet ? La question est épineuse. Mais cruciale. Toute la philosophie classique européenne a toujours mis le sujet en avant, parce que s'inscrivant dans des métaphysiques de l'Être. Mais inversons le regard et partons d'une métaphysique du Devenir. Alors s'inverse aussi la relation : c'est bien l'œuvre qui produit l'homme, c'est bien le projet qui forge le sujet. C'est bien son œuvre qui construit l'artiste. Toute création est autocréation : en créant, je me crée. Ce point est essentiel et vivement corroboré par les témoignages et la vie de tous les créateurs.

Chaque sujet est assujetti au projet qu'il porte. Et plus ce projet est vaste, plus le sujet prend sens. L'homme ne vaut que par le projet qu'il porte, que par l'intention qui l'anime, que par la finalité qu'il se donne. Le sujet, en lui-même, par lui-même, n'est rien.

Hors l'illusion dérisoire de l'ego, y a-t-il, d'ailleurs, un sujet ? Le "je" qui dit "je fais", n'existe pas par lui-même, mais n'existe que par ce qu'il fait ou, plutôt, par ce qui se fait à travers lui, à son moyen.

Voilà le point essentiel : le cosmos est un processus unique, global, unitaire dont tout ce qui existe procède. Il n'y a aucun "je", il n'y a que des sous-processus enchevêtrés, à la fois partiellement autonomes et totalement interdépendants, qui participent tous du et au processus cosmique. Il n'y a donc que des projets au sein du Projet, il n'y a donc que des intentions au sein de l'Intention, il n'y a donc que des finalités au sein de la Finalité. Il n'y a aucun sujet, hors l'illusion que l'on en a.

 

Je ne pense pas, mais il y a pensée à travers moi. Je ne connais pas, mais il y a connaissance à travers moi. Je ne crée pas, mais il y a création à travers moi. Et ainsi de suite pour tous les verbes d'action possibles et impossibles, imaginables et inimaginables.

Cette inversion, cette conversion, cette métanoïa est à la fois ardue -très - et salutaire. Elle remet l'homme à sa juste place et à sa juste dimension : celui d'un ustensile ! Et la gloire d'un ustensile est d'être parfaitement utile. Utile non à soi, non aux autres, mais au Tout. Et tant qu'à servir, autant servir parfaitement.

Le cœur de l'idée est dans l'adverbe "parfaitement" qui anime la fibre cordiale de tout cheminement de perfectionnement. Je suis un ustensile (ontologie) au service de l'intention, du projet cosmique : soit. Je dois donc être utile (éthique) : soit. Mais je puis choisir entre "parfaitement" ou non. C'est derrière ce "parfaitement" que se cache la Maîtrise : la parfaite maîtrise de l'art d'être homme utile à l'œuvre.

 

Comment ne pas se souvenir, ici, du fameux boucher de Tchouang-Tseu dont l'art de la découpe était si parfait, si subtil, si souple, si élégant que jamais son couteau ne s'émoussait. Cette idée vivifie aussi toute la pensée zen, en digne héritière qu'elle est de la pensée taoïste. Faire parfaitement, ici et maintenant, ce qu'il y a à faire ici et maintenant, que ce soit une calligraphie, un bouquet de fleur, un tir de flèche, une passe de sabre ou la vaisselle.

Les Francs-maçons, eux, parlent de la pierre de perfection, de la pierre parfaitement taillée et polie, quel que sera l'usage de cette pierre. Pierre de fondation enfouie ou clé de voûte somptueuse, qu'importe pourvu qu'elle soit parfaite.

C'est là toute une philosophie de vie qui se dessine, tout un art de vivre : la quête, en tout ce que l'on fait, de la plus grande perfection possible, même dans les gestes et les actes le plus anodins, les plus banaux, les plus quotidiens, les plus insignifiants. La perfection n'est jamais insignifiante. Elle est en tout, partout, toujours, signe du Divin.

 

Perfection, donc … Mais à quel aune ? A quel critère ? A quel étalon ? Qu'est-ce que la perfection ? Puisqu'en elle, éthique et esthétique se confondent, il convient de lui arracher ses masques et d'en découvrir le vrai visage.

Perfection, donc …

Une perfection qui serait relative, qui serait perfection par comparaison, ne serait pas la perfection. Seulement une réussite. Il n'y a de perfection qu'absolue, en elle-même, sans contrepartie, sans faire-valoir, sans comparatif. La perfection est superlative ou n'est pas.

A quoi la reconnaît-on, dès lors ? A ceci, très simple, qu'elle réalise ce qu'il y a à accomplir, du premier coup, sans effort, avec précision, avec sobriété, avec frugalité et avec élégance. La perfection se reconnaît à l'absolue maîtrise de l'art. Quel que soit l'art dont il s'agisse.

La perfection se reconnaît à la totale absence de souffrance dans le geste, dans son naturel et sa simplicité. Et voilà le mot lâché : simplicité. Perfection et simplicité se répondent, se conjuguent, fusionnent et s'unissent jusqu'aux tréfonds.

Tout perfectionnement est recherche de la plus grande simplicité. Sans simplisme ni simplification. Une simplicité authentique qui respecte, en la magnifiant, la grande complexité du réel. Car contrairement à ce que croient les esprits lourds ou ignorants, simplicité et complexité ne s'opposent jamais. Tout au contraire. Elles se répondent, se nourrissent réciproquement. Rien n'est à la fois aussi complexe et aussi simple que le geste du calligraphe qui, précisément, parce qu'il est à la fois simple et complexe, atteint à la perfection.

La perfection, c'est la totale maîtrise de la complexité dans la simplicité.

 

Les humains n'aiment pas la simplicité. Elle les irrite. Probablement, parce qu'ils sont incapables de l'atteindre. Alors, ils inventent la complication et ils se compliquent la vie qu'ils encombrent de tous les inutiles, de tous les futiles.

C'est probablement cette propension à la complication qui est l'apanage du profane, de la profanité. C'est elle que le parcours initiatique tend à éradiquer. (Re)trouver la simplicité dans le respect et dans la joie de la complexité, voilà tout le programme du cheminement maçonnique ou mystique : l'absolue simplicité dans l'intégrale complexité. Assumer - et magnifier - intégralement la complexité du réel dans la simplicité de l'acte. La vie : si complexe et si simple à la fois.

 

Pourquoi donc les humains sont-ils ainsi si souvent allergiques à la simplicité ? Le réponse est claire : parce que la simplicité sied au projet et à l'œuvre, mais dérange l'ego et le sujet. La simplicité diminue l'ego alors que la complication l'enfle. Enflure artificielle, évidemment, mais qui convient à cet autre artifice illusoire qu'est, précisément, le "moi".

Choisir la simplicité, c'est renoncer à l'enflure du "moi".

Et il faut être déjà bien un sage pour faire ce choix contre-culture. Car c'est le cœur de la philosophie occidentale, nous l'avons déjà rappelé, que d'avoir hypertrophié le sujet au détriment du projet, d'avoir opter pour l'Être contre le Devenir. CQFD.

 

Revenons un instant au couple complexité/simplicité. Il faut bien comprendre que ce couple n'induit aucune dualité. Il n'y a aucun rapport dialectique d'opposition entre ces deux. Complexité et simplicité sont les deux faces du même réel : l'un ne va pas sans l'autre, comme le yin et le yang du taï-chi.

La simplicité EST dans la complexité et la complexité EST dans la simplicité. Le complexe est simple et le simple est complexe. Il ne s'agit ni d'un paradoxe, ni d'un oxymore. Il s'agit d'une vérité conceptuelle fondamentale que les très récentes sciences de la complexité redécouvrent bien après les très anciennes traditions spirituelles et mystiques de l'Orient.

Il faut ici comprendre que le compliqué naît de l'assemblage mécanique d'éléments externes, alors que la complexité/simplicité naît de l'émergence organique de processus internes.

Passer de l'assemblage à l'émergence c'est donc passer du compliqué à la complexité/simplicité. C'est passer du mécanique à l'organique. C'est passer de la technique à l'art. C'est passer de l'exogène à l'endogène. C'est passer de l'extériorité à l'intériorité. C'est passer du paraître au devenir.

Mutation profonde. Pour chaque homme. Pour tout notre monde au sortir de sa très contemporaine modernité moribonde.

La complexité/simplicité, c'est comme l'art de rouler à vélo. Lorsqu'on sait, c'est facile. Mais c'est extrêmement compliqué - voire impossible - à exprimer. On n'apprend pas à rouler à vélo dans les livres, mais bien dans le vécu, dans l'expérientiel. On peut décrire ou expliquer le roulage à vélo, sans savoir soi-même rouler, et ce sera très compliqué. Mais rouler vraiment à vélo, comprendre réellement le roulage à vélo, passent nécessairement par la complexité/simplicité de l'apprentissage direct, par soi-même, au-delà des échecs, des chutes et de éraflures.

 

C'est cette leçon primordiale que véhicule la Franc-maçonnerie : si l'on veut dépasser le fait d'exister et apprendre à vivre réellement, il faut abandonner les complications de l'apparence et faire patiemment l'apprentissage, par soi-même, de la complexité/simplicité de la vie.

 

*

 

Je ne crois plus que le bonheur puisse venir de l'extérieur.

 

Aujourd'hui, l'espérance est désespérée. Tous les espoirs ont été déçus. Ni les messies religieux, ni les savoirs scientifiques, ni les idéologies politiques, ni les richesses économiques n'ont tenu leurs promesses. La désillusion est totale. Le Salut ne viendra pas de l'extérieur.

 

Bien pis : la souffrance s'approfondit. Le bilan du "progrès" est globalement négatif pour les âmes. Les corps vont mieux : mieux nourris, mieux soignés, mieux entretenus, mieux guéris. Mais les âmes ? Elles sont désemparées, ne sachant plus à quel saint se vouer pour exorciser leurs peines. Deux siècles d'abondance matérielle et d'augmentation du temps libre ont eu les effets inverses de ceux qui étaient escomptés : on espérait rendre les gens heureux et ils n'ont jamais été aussi déprimés, aussi enclins à fuir le réel, à s'évader vers des plaisirs artificiels, à rejeter tout avec tout, à se plaindre, à pleurnicher, à s'apitoyer, à se suicider, à vouloir tout casser, à râler. Bref, rien ne va plus en ce beau monde d'opulence et de loisir.

 

Combien de fois n'ai-je pas entendu, dans la bouche de bourgeois aujourd'hui repus, cette phrase qu'il ne faut surtout pas prendre à la légère : "quand nous étions gosses, nous étions pauvres, mais qu'est-ce qu'on était heureux". Bien entendu, derrière ce soupir, c'est toute une nostalgie de l'enfance qui sourd. Certes, mais pas seulement. Il y a aussi une profonde vérité : nous avons désappris à goûter les joies simples. Il nous faut toujours plus de sensations fortes, plus de plaisirs intenses, plus de gadgets sophistiqués. Nous subissons une escalade à l'insatiabilité. Nous avons oublié la simplicité.

 

Face aux désillusions et à la désespérance qu'elle induit, il n'y a que trois possibilités d'avenir : le suicide collectif, les nouvelles idoles ou la voie de l'intériorité. Cette dernière fera l'objet des paragraphes suivants. Voyons donc d'abord les deux autres.

 

Le suicide collectif est devenu, inconsciemment le scénario dans lequel notre monde s'est majoritairement engouffré depuis trente ans. C'est le scénario nietzschéen du "dernier homme". Celui du nihilisme.

Nous sommes en train de scier toutes les branches sur lesquelles nous sommes assis. A commencer par cette pauvre petite terre que nous tuons d'usure, de pollution, de surexploitation. Nous sommes aussi en train de tuer nos corps à grands coups de malbouffe, de drogues licites ou illicites, de somnifères et anxiolytiques.

Il va sans dire que ce premier scénario ne recueille pas mon adhésion, malgré qu'il reste, aujourd'hui, de loin le plus probable.

 

Le deuxième scénario est celui de l'érection de nouvelles idoles. La religion, les sciences, l'économie, les idéologies n'ont pas tenu leurs promesses : soit, dont acte. Mais cela ne signifie nullement qu'il ne puisse y avoir d'autres messianités encore cachées, encore à découvrir, encore à inventer.

Qu'est-ce qui pourrait bien venir sauver cette vallée de larmes et de souffrance, de déprimes et d'insomnies, d'inquiétudes et d'insécurités ? Cherchez bien. La magie ? "Second life" ? La guerre ? Le jeu ? Les extra-terrestres ? Les univers parallèles ? Les fantômes ? Ne rions pas. Toutes ces voies sont actuellement expérimentées par des groupes de femmes et d'hommes un peu partout dans le monde.

Il ne faut pas être grand clerc pour prédire que ce deuxième scénario, comme ses prédécesseurs en l'espèce messianique, est voué à l'échec et à de nouvelles désillusions, plus cruelles et plus profondes, encore, que celles d'aujourd'hui. Toutes ces pistes relèvent de l'idolâtrie et de la superstition dont, on le sait, jamais rien de bon ne sort.

 

Il ne reste donc qu'une et une seule voie de Salut : l'intériorité.

Si le soulagement de ma souffrance, si mon bonheur et ma joie de vivre ne viennent pas de l'extérieur, c'est qu'ils doivent venir de l'intérieur, du dedans de moi, du tréfonds de mon intimité.

Le point central du concept est celui-ci : le bonheur et la joie de vivre ne se construisent pas par assemblage de "matériaux" extérieurs, mais ils émergent de notre intériorité. Le bonheur est centrifuge et rayonnant, et non centripète et absorbant : le bonheur ne se consomme pas. Il y a là un renversement radical de posture qui s'oppose totalement aux prémisses de toute société de consommation. Les cinq dernières décennies avaient tenté de faire croire qu'être heureux, c'était consommer. Beaucoup l'ont cru ; beaucoup continue d'y croire ou, tout au moins, continue de consommer par habitude ou par peur, sans plus trop y croire.

La révolution intérieure nous dit : "Arrêtez tout cela. L'hyperconsommation vous détruit, vous aliène, vous chosifie, vous abrutit, vous abêtit".

 

Comme un gant, il nous faut nous retourner et vivre de l'intérieur vers l'extérieur, et non plus de l'extérieur vers l'intérieur. Il nous faut rayonner. Non plus accaparer, mais exhaler. Non plus prendre, mais rendre. Chacun doit apprendre à redevenir le centre de son propre rayonnement dans le monde. Le problème n'est plus alors de s'échiner à extraire du monde de grandes quantités de ressources et de les consommer pour soi.

Le problème est d'alimenter notre feu intérieur avec une forte passion de l'accomplissement, avec ces petits plaisirs simples qui attisent la grande joie de vivre, avec toutes ces opportunités et toutes ces rencontres que nous offre le présent réel, avec cette énergie omniprésente dont le flux cosmique baigne tout ce qui existe.

 

La joie ne s'achète pas. Elle n'est dans aucun magasin, grand ou petit. Elle n'est ni échangeable, ni transmissible, ni partageable : elle vient de soi en soi.

Il ne s'agit pas de rechercher la joie - car comme l'éveil, plus on la cherche, moins elle vient -, mais de la laisser émerger. L'accomplissement de soi est la seule source de la joie authentique. Tout ce qui m'accomplit, me rend joyeux, heureux ; tout ce qui ne m'accomplit pas, est à esquiver, à éviter, à rejeter. Tout ce qui ne m'accomplit pas, me dévoie.

Il n'y a pas d'ailleurs. Tout est déjà ici.

Inutile de courir ailleurs, inutile de chercher ailleurs, inutile de fuir ailleurs : votre joie est en vous et ne dépend que de vous.

 

Certaines douleurs physiques sont réelles, sans doute ; mais toutes les autres souffrances sont imaginaires. Nous les ressentons indéniablement, mais elles ne sont que des projections mentales. Elles ne sont que des manifestations de nos peurs. Peur de manquer ; peur de perdre. Peur de mourir ; peur de vivre.

Et la peur aussi n'est que projection mentale. Lorsque le danger réel est bien là, la peur n'est jamais là : l'esprit et le corps agissent dans un jaillissement d'action et de réflexe. Pas le temps d'avoir peur. La peur ne s'installe que face à des dangers imaginés, dangers rétrospectifs ou prospectifs, mais dans tous les cas dangers potentiels, virtuels, donc irréels.

Quand j'ai peur de manquer, c'est moi que je manque, c'est moi qui me manque, c'est moi qui manque. Quand j'ai peur de perdre, c'est moi que je perds, c'est moi qui me perd, c'est moi qui perds.

Ne faut-il avoir peur que de la peur ? Même pas.

Souffrance et peur sont étroitement liées l'une à l'autre : souffrir d'avoir peur, avoir peur de souffrir. Là réside tout notre aveuglement, là réside notre incapacité à vivre le présent, à être présent au présent, à la présence du présent, là réside notre infirmité à laisser émerger la joie de notre vie intérieure.

 

Les philosophes savent depuis longtemps qu'en dépit des apparences, notre vie intérieure est notre seule vraie vie. Nous ressentons le monde. Tout ce que nous croyons voir, entendre, goûter, humer, tâter n'est qu'un décodage neuronal de signaux électriques nerveux. La réalité du monde nous est inaccessible, nous ne vivons que dans notre représentation du monde, nous ne vivons qu'à l'intérieur de nous.

C'est à un retour à cette intériorité qu'appelle la révolution intérieure.

Nous vivons le monde par l'intérieur, nous en participons, nous y participons, mais pas de la manière dont nos sens nous le laissent croire. Le monde n'a pas de couleurs, c'est nous qui inventons les couleurs mentalement ; le monde, lui, il vibre. Le monde ne contient pas d'objets, c'est nous qui inventons les objets mentalement ; le monde, lui, est un océan d'énergie parcouru de courants et agité de vagues. Nous sommes dans le monde, mais c'est en nous que le monde prend couleurs et formes.

 

La révolution intérieure, finalement, se ramène à un credo d'une simplicité épurée : notre joie de vivre ne dépend que de nous. Elle ne dépend ni des objets que nous accumulons, ni des plaisirs que nous consommons, ni des autres que nous fréquentons. Il ne faut même pas croire que le confort favorise la joie : souvent, il l'endort. En fait, la joie dépend très peu des circonstances extérieures ; elle dépend surtout de notre disposition intérieure. Il suffit d'observer que les mêmes circonstances seront vécues de façon totalement opposées par différents acteurs. La plaisanterie parle du verre à moitié plein et du verre à moitié vide. Mais, comme souvent, il y a beaucoup de vrai dans cette histoire. Tout est question de regard. Rappelons-le encore, c'est nous qui nous inventons une représentation du monde. Le verre empli à mi hauteur, n'est ni plein, ni vide : il est à mi hauteur. Point. Vide ou plein sont des appréciations, des lectures, des regards. Il en va de même pour toutes les circonstances de nos existences.

 

*

 

Pour conclure, j'affirme que je continue à croire, malgré tout, en la Franc-maçonnerie. Mais je ne crois plus en n'importe quelle Franc-maçonnerie.

Rappelons-le, la Franc-maçonnerie est un pur produit de la Modernité, imprégnée d'humanisme et d'idéalisme. Si elle en reste là, elle disparaîtra avec cette Modernité finissante qui l'a engendrée.

Mais la Franc-maçonnerie, en deçà de sa généalogie moderne, véhicule, inconsciemment souvent, une force bien plus fondamentale, bien plus ancienne, bien plus invariante : un vieux naturalisme préchrétien qui lui a permis de récupérer, tout au long de son histoire, les messages des courants qui se sont opposé au dogmatisme inquisitorial de Rome. On trouve, au fil de ses grades, l'hermétisme des alchimistes dans les grades bleus, le kabbalisme juif et le rosicrucianisme dans ses grades rouges, la chevalerie templière dans ses grades noirs. Et derrière toutes ces sources, se dissimule un immense point commun : un naturalisme vivifiant, joyeux, tonique. Face aux apollinismes idéalisants, la Franc-maçonnerie est dionysiaque et doit le rester pour mieux le devenir. Dionysos, le dieu deux-fois-né, nourrit la Franc-maçonnerie dans sa chair la plus vivante.

C'est en cette Franc-maçonnerie-là que je crois : celle des mystères d'Eleusis ou orphiques. Celle qui divinise la Vie. Celle qui transcende l'homme en le plaçant au plein cœur de l'élan vital de Bergson. Celle qui construit la Vie pour la Vie, sans destination ni itinéraire, sans plan ni étapes.

La Franc-maçonnerie, si elle veut survivre, doit se libérer des fantasmes idéalistes et humanistes qui l'empêchent de devenir ce qu'elle est.

Elle doit devenir un tremplin pour passer de l'autre côté, pour quitter les illusions et les apparences afin de rejoindre le réel dans sa réalité.

Elle doit abandonner ses vices "humains, trop humains" : ses envies de pouvoir et de paraître, ses règlements et institutions sclérosants, son moralisme primaire. Elle doit assumer ce qu'elle est, tout ce qu'elle est, rien que ce qu'elle est : une barque pour faire passer de l'autre côté.

Une barque pour traverser le fleuve d'ignorance qui sépare l'illusion de l'homme et la réalité du réel.

Mais une fois le fleuve franchi, une fois sa dette payée au nautonier, il faut savoir laisser là la barque et continuer seul, à pied.