Tisserand de la compréhension du devenir
Conférencier, expert et auteur

Le quotidien de la Sagesse

Une Sagesse qui ne serait pas inscrite dans le quotidien, dans la réalité de l'ici-et-maintenant, ne serait qu'une idéologie parmi les autres, un discours, une "moralin

Pour définir cette Sagesse au quotidien, il faut poser quelques jalons :

  • La vie humaine fait partie intégrante de la vie biosphérique qui, elle-même, fait partie intégrante de la Vie cosmique. La Vie est une et indivisible. La Vie possède et développe sa propre rationalité : rien ne vit sans une bonne raison de vivre. Tout vit parce que la Vie a une bonne raison. Cette "bonne raison", Nietzsche l'a appelée la "Volonté de Puissance" (qui n'a rien à voir avec la quête du pouvoir, mais qui a tout à voir avec l'intention (l'in-tension : la tension intérieure) d'accomplir toutes les potentialités de la Vie, de vivre pleinement la Vie, dans toutes ses dimensions … et de ne pas seulement exister pour survivre).
  • Et au cœur de la Vie cosmique – donc de la vie spécifique de tout ce qui vit -, il y a ce que Hegel avait appelé l'Esprit qui est, tout à la fois, Mémoire, Volonté, Sensibilité, Intelligence et Conscience. L'esprit spécifique de chaque pensant n'est que la manifestation locale de l'Esprit global, de l'Esprit cosmique.
  • Je ne vis pas ma vie, c'est la Vie qui se vit à travers moi.
  • Je ne pense pas mon esprit, c'est l'Esprit qui se pense à travers moi.
  • L'Esprit est le Projet et la Vie en est le Trajet. La Vie réalise l'Esprit. L'Esprit vivifie la Vie.
  • La Vie et l'Esprit sont les deux faces d'un même Processus.
  • Et tout Processus, comme nous l'apprend la Physique des processus complexes, se déploie sur la base d'une logique universelle d'optimisation (d'une économie, en somme) qui repose sur trois piliers :
    • L'optimisation de l'encombrement.
    • L'optimisation de la dissipation.
    • L'optimisation du chemin.

Tels sont ces trois piliers qui fondent la Sagesse au quotidien car qu'est-ce que la Sagesse sinon optimiser la Vie et l'Esprit, sinon pratiquer, vis-à-vis de l'existence, une saine économie (dans le sens étymologique du "bon usage de l'habitat" et non dans le sens d'une quelconque lésinerie).

L'optimisation de l'encombrement

L'encombrement désigne la place que l'on prend dans l'espace de la Vie et de l'Esprit.

Il nous faut, au quotidien, optimiser la place que notre vie et notre esprit prennent dans l'espace de la Vie et de l'Esprit. Ni trop, ni trop peu.

Exister sans être encombrant. Vivre sans gêner. Disposer de l'espace vital et spirituel suffisant pour s'y déployer, mais sans envahir la Vie et l'Esprit qui nous entourent.

Ne pas prendre trop de place. Mais aussi ne pas occuper assez de place.

L'espace qui nous entoure n'est pas que l'espace matériel des corps et de la géométrie. L'espace de la vie est aussi l'espace émotionnel des cœurs, intellectuel des pensées et spirituel des âmes.

Nous vivons dans un monde surencombré de matérialité et d'émotivité (primaire et reptilienne comme dans ces "espaces" nouveaux que sont les réseaux sociaux). Il est temps, au quotidien, de pratiquer une salubre frugalité.

Frugalité matérielle qui se contente joyeusement du nécessaire et rejette tout le superflu, le frivole, le futile, l'inutile, …

Frugalité émotionnelle qui oriente la sensibilité vers le sublime et délaisse radicalement les sensibleries, les sentimentalismes, les compassions, les pitiés, les pleurnicheries,  … que l'on croit, à tort, être l'apanage d'un "belle humanité".

Mais nous vivons aussi dans un monde pratiquant avec soin le grand vide intellectuel et spirituel, héritier de l'infect nihilisme qu'avait prédit Nietzsche et qui caractérise le 20ème siècle aujourd'hui finissant. Il y a là des espaces immenses, complètement désertifiés au nom d'un droit très égalitaire à l'inculture, à l'ignorance et à la bêtise, et au nom d'un laïcisme paresseux qui ne voit plus, dans le Sacré et dans le Divin, que les images d'Epinal, singulièrement désuètes et puériles, des "totems et tabous" primitifs et d'un vieux Barbu suprême assis sur son nuage et tirant les ficelles d'une monde-marionnette.

Il faut reconquérir, au quotidien, ces espaces en friche de l'intellectualité et de la spiritualité. Il faut d'urgence réapprendre à penser le Réel et à accomplir le Réel, loin des fantasmagories et des mythologies humaines.

L'optimisation de la dissipation

Mon maître et mentor, Ilya Prigogine, prix Nobel 1977, avait mis en évidence cette idée simple mais forte que tout ce qui s'organise, s'organise en vue de dissiper les trop-pleins de tension engendrés par toutes ces bipolarités qui animent le Réel : préservation mémorielle et accomplissement dynamique, inertie et activité, uniformité et complexité, conservativité et créativité, …

Ces tensions sont le moteur de la Vie, mais elles peuvent aussi en être le bourreau, voire le fossoyeur.

 

La Vie et l'Esprit, pour s'épanouir, ont besoin d'ordre.

La liberté, si elle veut être constructive, doit se doter d'une discipline (d'une ascèse, donc) c'est-à-dire d'une méthode, d'un impératif d'ordre et de cohérence, donc d'une logicité.

Car "ordre" et "cohérence" sont des quasi-synonymes : ils signifient conjointement que toutes ces composantes qui font le quotidien doivent se structurer, s'organiser, s'entrelier, afin que le tout qu'elles forment, fasse (beaucoup) plus que leur somme. Tel est le secret de l'ordre : un tout ordonné est beaucoup "plus" que la somme de ce qui y est mis en ordre. La valeur intrinsèque de l'existence vient, précisément, de ce "plus" qu'il faut apprendre à engendrer en mettant de l'ordre dans sa vie et dans son esprit.

 

Au quotidien, donc, il faut mettre de l'ordre dans son existence c'est-à-dire y dissiper le trop-plein de tensions qui s'y installe insidieusement. Oh, il ne s'agit nullement, comme le prétendent les pseudo-sagesses orientales dûment occidentalisées, de "faire le vide" en soi, de pratiquer la "relaxation" absolue. Sans  tensions, sans énergie tensionnelle, la vie et l'esprit s'éteignent et ne peuvent plus accomplir leur mission première : contribuer à l'accomplissement du Réel c'est-à-dire contribuer à l'accomplissement de la Vie cosmique et de l'Esprit cosmique. Il faut des tensions, mais pas trop, comme le rappelle la belle métaphore indienne du joueur de sitar : une corde pas assez tendue ne rend aucun son, une corde trop tendue casse. Au quotidien, la sagesse demande d'accorder toutes les cordes de soi à la bonne tension.

L'optimisation du chemin

La Vie et l'Esprit sont des processus en marche. Ils sont là où ils sont (leur état actuel), venant de là d'où ils viennent (leur généalogie) et allant quelque part … (leur téléologie).

Où donc est – devrait être – ce "quelque part" ? La réponse est simple en apparence, mais ardue en réalité : tout ce qui vit et pense, ne doit vivre et penser qu'à la seule fin d'accomplir sa vocation profonde, sa vraie "raison de vivre et de penser", sa mission qui est de contribuer, au mieux, à l'accomplissement de la Vie et de l'Esprit au sens cosmique de ces deux termes.

 

Au quotidien, cela signifie qu'il ne faut jamais perdre de vue, un seul instant, cette seule raison de vivre et de penser. Ce signifie aussi que, lorsque deux chemins s'ouvrent devant soi, il faut toujours choisir celui qui monte vers l'accomplissement le plus efficient de soi et de l'autour de soi.

Cette notion d'efficience au quotidien est précieuse car c'est elle, et elle seule, qui nous permet d'investir notre temps et notre énergie (qui sont nos deux trésors de vie et de pensée) au meilleur escient.

Oui, il faut être économe de son temps et de son énergie afin de les consacrer (cum-sacrare : "sanctifier ensemble") à l'essentiel seulement et de ne jamais se laisser distraire (dis-trahere : "tirer loin de"). Il faut donc prendre ses distances avec le monde mondain des humains où la distraction, l'amusement et le spectacle sont devenus centraux.

Non, jamais il ne faut confondre générosité et gaspillage.

 

Et pour ne pas conclure.

La Sagesse au quotidien ? Trois ascèses : la juste place, le juste ordre, les justes priorités.

 

Marc Halévy

Le 4 octobre 2020