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Complexité et complication

Quelques réflexions à partir du livre du mathématicien Jean-Paul Delahaye intitulé : "Complexité aléatoire et complexité organisée".

Cet article a pour but de tenter de clarifier les vertigineuses différences qui existent entre la notion de "complication" et celle de "complexité".

 

L'indice de Kolmogorov.

 

Ce lumineux petit livre (en fait le texte mis en forme d'une conférence) tourne autour de l'indice de Kolmogorov (la longueur du programme informatique nécessaire pour décrire parfaitement un objet) et autour de la profondeur logique de Bennett (le temps de calcul nécessaire pour exécuter un tel programme, ce qui approfondit la notion d'indice de Kolmogorov).

 

Le problème majeur de cet exposé est qu'il confond "complexité" et "complication".

Les étymologies de ces deux termes aident à comprendre.

La comPLICation (qui existe avec des "plis" - du verbe latin Plicare qui signifie "plier") est le contraire de la simPLICité (qui est sans pli).

Alors que la comPLEXité (qui existe avec des "nœuds" - du verbe latin Plectere qui signifie "nouer, tramer") est le contraire de la simPLEXité (qui est sans nœud).

 

L'exemple le plus évident concernant la complication et la simplicité est une belle feuille de papier.

Lorsqu'elle est bien plate et unie (sans pli, donc), la feuille de papier correspond à l'indice de Kolmogorov le plus petit (la description d'une telle feuille unie et plate requiert très peu d'information).

En revanche, lorsqu'elle est aléatoirement chiffonnée et froissée, l'indice de Kolmogorov devient extrêmement grand puisque les plis qu'elle contient, ne suivent aucune logique et chacun devra être précisément décrit indépendamment de tous les autres.

Entre ces deux extrêmes, un origami est une feuille de papier savamment pliée en suivant une logique scrupuleuse et le programme de sa description ne sera ni maximal (la feuille chiffonnée) ni minimal (la feuille unie et plate).

 

Mais tout cela n'a rien à voir avec la complexité c'est-à-dire avec l'existence de "nœuds" qui assemblent des objets différents (et qui leur sont donc extrinsèques alors que les plis de la feuille de papier lui sont intrinsèques, n'appartenant qu'à elle) ; ces nœuds différents et extrinsèques aux matériaux utilisés servent à construire un objet d'une complexité différente.

Le façonnage de cet ensemble noué peut aussi être le fruit d'un processus aléatoire ou celui d'un processus logique ; mais nouage et pliage n'appellent pas du tout le même type de description puisque le pliage ne concerne qu'un seul objet (la feuille de papier) alors que le nouage implique un grand nombre d'objets différents dans le but de former un ensemble solidaire qui est autre qu'un assemblage, qui est autre que la somme de ses parties (le nœud n'est réductible à aucun des brins qu'il réunit, alors que la feuille de papier pliée reste elle-même).

 

C'est dans ce "autre que" du nouage que se cache la notion de complexité. Le pli est une notion analytique (on peut déplier la feuille de papier sans perdre la trace de chacun des pli), donc mathématisable, alors que le nœud est une notion holistique (si on dénoue le nœud, on le perd totalement), donc non mathématisable (puisque le tout n'est pas la somme de ses parties et que la mathématisation requiert l'additivité du 1+1=2).

 

La profondeur logique de Bennett.

 

La définition donnée par Jean-Paul Delahaye est celle-ci : "le temps de calcul du plus court programme qui produit l'objet numérique fini auquel on s'intéresse".

 

Dans les deux cas de l'indice de Kolmogorov et de la "profondeur logique" de Charles Bennett, on voudrait réduire la notion de complexité au calcul d'un nombre qui la caractériserait univoquement.

Mais ce type de calcul ne mesure que la "complication" de l'objet (le nombre des éléments, le nombre des relations, le nombre des combinaisons, le nombre des alternatives, etc …).

 

La thermodynamique avait tenté, avec la notion d'entropie, d'arriver au même résultat (cfr. la formule de l'entropie selon la célèbre formule de Ludwig Boltzmann). Le problème est que l'entropie n'est que la mesure de l'uniformité ou de l'homogénéité d'un système, mais la complexité dudit processus ou système (sa néguentropie) n'est pas, comme on l'a longtemps cru, simplement l'inverse ou le contraire de l'entropie. L'entropie est une variable d'état alors que la néguentropie est une fonction d'état dépendant d'une flopée de paramètres de description de forme et d'organisation.

La complexité n'est jamais réductible à l'inverse d'une entropie. Qui est le plus complexe : le chêne ou le hêtre, la pâquerette ou la rose, le chien ou le chat ? Chacun de ces couples est probablement du même niveau de complexité, mais ces complexités sont incroyablement différentes entre elles, et ne sont jamais ni calculables, ni mathématisables.

 

Le tout et les parties.

 

Jean-Paul Delahaye (cfr. le début de son article "Le tout est-il plus que la somme de ses parties" dans "Pour la science" n°477 de juillet 2017) a raison de s'insurger contre la phrase désormais classique qui dit que "le tout est plus que la somme de ses parties".

En fait, dans le cas des systèmes et des processus complexes, le tout n'est tout simplement jamais la somme de ses partie : ni plus qu'elle, ni moins qu'elle, mais autre c'est-à-dire d'une autre nature.

Le Réel n'est pas, comme le voudrait l'ancienne vision mécaniciste de la physique, un assemblage de briques élémentaires interagissant par des forces élémentaires régies par des lois élémentaires.

Depuis l'avènement de la théorie quantique, il faut passer à une vision organiciste du Réel qui repose sur les principes suivants :

 

  • il n'existe pas de "briques élémentaires" identifiables, existant par elles-mêmes (des "atomes" au sens abdéritain) ; il n'existe que des encapsulages d'activité qui interfèrent entre eux ;
  • il n'y a jamais d'assemblage, mais bien des accrétions qui, au moyen de plusieurs entités actives, engendrent une entité nouvelle de complexité différente, possédant des propriétés émergentes irréductibles aux propriétés des entités constituantes.

 

C'est la différence fondamentale entre un "tout" et un "tas".

 

Ainsi :

 

  • une molécule de sel de cuisine (NaCl) est un tout résultant de l'accrétion d'un atome de sodium et d'un atone de chlore, mais qui n'est en rien réductible à eux ; cette nouvelle entité fusionnée possède des propriétés émergentes inédites (par exemple d'exhausteur de goût) et a perdu (heureusement) les propriétés explosives du sodium et biocides du chlore ;
  • le cassoulet convenablement mijoté possède des saveurs et des arômes totalement étrangers à ceux de ses ingrédients ;
  • un poème possède des propriétés holistiques (un sens, une émotion, une musicalité) étrangères à la simples juxtaposition des lettres qui le composent.

 

Le conclusion est évidente : le tout n'est pas la somme (le simple assemblage) de ses parties. De plus, un tel tout est irréversible (deuxième principe de la thermodynamique) c'est-à-dire qu'il n'est pas démontable et remontable à souhait. Un organisme vivant peut être découpé en petits morceaux, mais la réunion de ces morceaux ne reconstitueront jamais l'être vivant initial. La vie est une propriété holistique.

 

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