Tisserand de la compréhension du devenir
Conférencier, expert et auteur

Physique et anagogie

Il ne peut pas y avoir de physique sans métaphysique ! Il ne peut y avoir de métaphysique sans spiritualité, voire sans mystique ! Il ne peut pas y avoir de physique sans métaphysique !

Cette assertion qui aurait, sans doute plu à Albert Einstein ou Erwin Schrödinger, aurait titillé mon ex-patron et définitif mentor, Ilya Prigogine.

Et j'en rajouterai une couche

Il ne peut y avoir de métaphysique sans spiritualité, voire sans mystique !

 

La physique fondamentale - la cosmologie comme étude des principes de cohérence, d'ordre et d'évolution à l'œuvre dans l'univers - est le résultat d'un long et profond processus dialectique que n'aurait pas renié Georg F. W. Hegel.

Une dialectique entre empirisme et intuitionnisme. Entre des faits et des idées.

Les faits viennent de l'observation des phénomènes. Des myriades de faits accumulés depuis des millénaires, depuis que l'homme essaie de comprendre - pour les anticiper ou les exploiter afin de survivre - les linéaments de la Nature et, plus généralement, du Réel.

Mais d'où viennent ces idées directrices qui permettent à l'esprit de classer, de relier, d'organiser et de structurer ces montagnes de faits entre eux ?

 

Descartes, qui n'était plus à une bévue près et qui sera suivi par Kant et les rationalistes, affirme que ces idées seraient un don de ce Dieu personnel du christianisme, extérieur à l'univers réel et jouant avec lui comme bon lui semble : la raison qui ordonne les faits, serait ainsi un cadeau de la Providence divine. On comprend que cette origine non humaine des idées (c'était déjà la grande hypothèse de Pythagore et de Platon) implique un dualisme ontologique que le principe du rasoir d'Occam, du minimalisme principiel et du monisme vers lequel tendent la cosmologie et toutes les mystiques, récuse ou, à tout le moins, refuse d'entériner sans examen plus approfondi.

 

Face aux rationalistes (Pythagore, Platon, Descartes, Kant …), se dressent les empiristes essentiellement anglo-saxons : Thomas Hobbes, David Hume, John Stuart Mill, John Locke, et, à leur suite, Paul Henri Tiry d'Holbach, Denis Diderot, Auguste Comte, le Cercle de Vienne et Bertrand Russell. Les empiristes postulent que les idées qui sont indispensables pour défier le désordre monstrueux des faits, sont, elles aussi, des produits de l'expérience sensitive. Il ne faut guère longtemps pour démontrer que cette position, clairement dirigée contre la rationalisme aux origines divines, ne tient pas. Le désordre des faits ne peut pas engendrer tout seul des principes d'ordre qu'il ne contiendrait pas.

 

Une troisième voie s'ouvre alors : le biologisme : les idées ne viennent ni de Dieu, ni des faits, mais bien des structures physiologiques et fonctionnelles du cerveau humain. Ce sont les modes de fonctionnement biologique des encéphales qui imposent leur logique aux faits amassés dans la mémoire. En conséquence, toutes les théories humaines ne sont pas des représentations du Réel, mais de purs produits contingents qui parlent non du Réel, mais du cerveau qui les engendre selon sa nature. Mais cette approche, finalement très matérialiste - comme le sont toutes celles relevant des neurosciences -, pèche par ceci : si les idées proviennent de la physiologie, d'où viennent les principes et idées qui gouvernent toute physiologie ? Une aporie surgit et l'ouroboros continue de se mordre la queue. De plus, il n'est ni satisfaisant, ni plausible de croire que les "théories" humaines ne soient que des phantasmes déconnectés de la réalité car comment alors expliquer que ces phantasmes illusoires puissent être utiles à la survie humaine ? Nouvelle aporie.

 

Il faut donc chercher et trouver une ultime voie autre pour saisir la source des idées sans faire appel ni à un Dieu personnel externe, ni aux sens, ni à la physiologie.

Au principe de cette voie ultime, surgit une évidence : l'homme qui pense le Réel, fait partie intégrante de ce Réel. Par essence, donc, l'homme participe des principes de cohérence, d'ordre et d'évolution dont il est lui-même le fruit et le porteur.

Ces principes sont en lui. Il n'a nul besoin d'aller les chercher à l'extérieur, ni en Dieu, ni par les sens, ni dans les jeux des évolutions biologiques qui n'en sont que les linéaments.

L'homme et tout ce qui le constitue, le porte, le nourrit, le façonne et l'anime, sont autant de reflets, d'expressions et de manifestations de l'ordre cosmique, de sa cohérence holistique et de l'économie de leurs évolutions.

Pour paraphraser Platon et sa théorie de la réminiscence, il ne s'agit pas de découvrir les idées directrices du Réel, mais de se les remémorer.

Et l'outil central de cette réminiscence, c'est l'intuition qui aboutit à "la révélation" et qui apporte "l'illumination". Euréka !

La fonction de l'intuition est de brancher la conscience sur les structures d'ordre profond du Réel. Les grands génies scientifiques, métaphysiques et mystiques de l'histoire de l'humanité, sont des personnages ayant réussi (comment ?) à développer leur intuition à un niveau tel qu'ils sont arrivés aux principes fondateurs du noumène même.

Ils ont réussi à atteindre, selon les divers vocabulaires d'écoles : la vérité transcendante, la gnose initiatique, le savoir absolu, la révélation divine, l'illumination mystique, la connaissance parfaite, etc … Toutes ces expressions, plus ou moins poétiques ou grandiloquentes, disent la même chose : au bout du processus intuitionnel, mené à son terme, surgit l'appréhension des principes fondateurs du Réel.

 

Récapitulons : la cosmologie (l'autre nom de la physique fondamentale) met de l'ordre (théorise, donc) dans des montagnes de faits expérimentaux. Cette mise en ordre repose, souvent implicitement, sur des principes métaphysiques : l'univers est ordonné et cohérent, soumis à des lois d'évolution, formant une unité qui englobe tous les phénomènes, etc …

Cette même métaphysique est, à son tour, fondée sur des intuitions profondes, bien entendu indémontrables a priori.

Albert Einstein, le panthéiste mystique, disait :

"Je crois au Dieu de Spinoza, qui se révèle dans l'ordre harmonieux de ce qui existe,

et non en un dieu qui se préoccupe du sort et des actions des êtres humains."

Et pour ne laisser aucune ambigüité, il ajouta, ailleurs :

 

"Je veux connaître la pensée de Dieu ; le reste n'est que détail".

 

C'est bien de cela qu'il s'agit ! La pensée de Dieu est l'expression métaphorique de l'ensemble des principes de cohérence, d'ordre et d'évolution qui sont à l'œuvre partout dans le Réel.

La seule voie qui puisse nous mener à approcher cette "pensée de Dieu" c'est-à-dire la claire compréhension des principe de cohérence, d'ordre et d'évolution  du Réel, c'est l'intuition dont relève la méthode anagogique.

La champ d'application d'une telle méthode excède largement celui de la science et de la métaphysique. Celles-ci mettent en œuvre, sans les inventer, les idées qui en sont issues : la métaphysique et la cosmologie ne font que décliner et déployer les idées issues de l'intuition anagogique.

Il nous reste donc à interroger ce concept d'intuition anagogique et d'essayer d'y voir clair.

 

On l'a compris, il s'agit de se "brancher" sur les principes profonds qui organisent le Réel et que chacun porte en soi, puisqu'il en est le fruit immédiat. Il s'agit de se relier à eux. Il s'agit d'entrer en résonance avec eux.

Depuis longtemps, les hommes ont chercher des méthodes anagogiques pour atteindre ce but et stimuler leur intuition de la façon les plus forte, la plus profonde, la plus efficace.

Dans toutes les traditions spirituelles humaines, on trouve de telles méthodes : l'étude kabbalistique, la danse soufie, la méditation zen, la transe chamanique, la prière chrétienne, l'hésychasme grec, l'initiation maçonnique, le non-agir taoïste, l'érotisme tantrique, l'ascétisme shivaïte, les yogas hindouistes, l'orgie dionysiaque, les mandalas tibétains, les mantras bouddhistes, etc …

 

A ma connaissance, personne ne s'est encore penché sérieusement sur l'étude méthodologique de toutes ces pratiques anagogiques qui visent à l'illumination spirituelle et à l'atteinte de cette gnose des principes fondateurs du Réel.

Pourtant l'enjeu est crucial puisqu'elle est à la source de la chaîne qui mène à la connaissance scientifique.

Les démarches anagogique spirituelles mènent aux principes fondateurs du Réel. Ensuite, les démarches conceptuelles philosophiques construisent les métaphysiques qui en découlent. Puis, l'exploitation logico-déductives, souvent mathématiques, de ces concepts construit les modèles et théories cosmologiques dont se nourrissent toutes les autres sciences. Enfin, la dialectique entre ces modèles cosmologiques et les faits expérimentaux permet de les confirmer ou de les infirmer, et de consolider (ou d'invalider) progressivement leur robustesse et leur adéquation.

Au vu de tout ceci, il me paraît urgent, en évitant soigneusement tous les pièges du psychologisme et du neuroscientisme, que la philosophie prenne en charge une étude systématique de la nature profonde de l'intuition et une compréhension sérieuse de l'anagogie et de ses méthodes.

 

Marc HALEVY, février 2017.