Tisserand de la compréhension du devenir
Conférencier, expert et auteur

Que faire face à la mutation paradigmatique ?

Marc Halévy examine ici la question du processus de "conversion" des masses humaines à l'indispensable mutation paradigmatique d'aujourd'hui.

 

La mutation paradigmatique que nous vivons possède un enjeu majeur : la survie de l'espèce humaine. L'humanité continue de s'inscrire massivement dans une logique de croissance démographique et consommatoire face à des réservoirs de ressources (énergie concentrée, air pur, eau douce, terre arable, matériaux, biodiversité, minerais, espaces habitables, etc …) en voie de décroissance rapide.

Une exponentielle croissante (celle de l'appétence consommatoire mondiale) et une courbe en décroissance continue (celle des ressources disponibles) finissent toujours par se croiser et ce croisement instaure une logique de pénurie. Il a été dépassé en 2006. Le mythe de la croissance est ainsi définitivement mort et toutes les gesticulations des économistes classiques pour convaincre d'une relance possible, sont autant de dénis de réalité.

De même, le rêve trivial et naïf d'une solution technologique à ces logiques de pénuries, est simplement absurde : on ne peut rien créer - et surtout pas de l'énergie, base de tout le reste - à partir de rien. Le second principe de la thermodynamique s'y oppose totalement, fondamentalement et irrémédiablement.

Il n'y a que deux paramètres sur lesquels l'humanité puisse jouer pour sauver sa peau : sa propension démographique ou sa propension consommatoire. Examinons-les l'un après l'autre.

 

Propension démographique, d'abord.

La population humaine maximale, si l'on ne veut plus vivre que sur les ressources totalement renouvelables, est de l'ordre d'un gros milliards d'individus. En 2050, au rythme actuel, il y aura donc 8 milliards d'humains en trop sur la Terre. La bataille démographique, si elle ne parvient pas à passer par des plans ambitieux de stérilisation volontaire et de contrôle strict de la natalité, se terminera par des guerres colossales entre continents et communautés, et par des pandémies terribles.

Propension consommatoire, ensuite.

L'appétence consommatoire est en pleine croissance dans tous les pays émergents (qui sont aussi les plus peuplés). Seule l'Europe de l'Ouest et, dans une très moindre mesure, l'Amérique du Nord, commencent aujourd'hui, au niveau de leurs nouvelles élites noétiques, à se sentir sensibilisées aux indispensables logiques de frugalité. Les masses ne fonctionnent que selon le principe du panem et circenses ("McDo et foot-télé", devrait-on traduire en langage d'aujourd'hui) et n'ont aucune intention de changer leur mode de vie : on reconnait les pauvres en ville à leur obésité !

 

Or, pour avoir une petite chance de "sauver" le genre humain, il faudra jouer conjointement - et à fond - sur les deux plans de l'infécondité démographique et de la frugalité consommatoire. Notons au passage que la révolution noétique, en promouvant les valeurs de connaissance et d'intelligence, compense l'infécondité génétique par de la créativité cognitive, et la frugalité physique par de la productivité idéelle.

Mais le problème majeur ne se pose pas là. Il se pose en termes de course contre la montre : nous n'avons plus le temps de laisser les choses évoluer naturellement vers un nouveau point d'équilibre malthusien. Nos dirigeants, depuis des décennies, épuisent à toute allure nos ressources futures pour donner l'illusion que l'ordre passé pourra être sauvé et perpétué. Cette posture démagogique et électoraliste est proprement suicidaire, mais elle convient aux masses d'abrutis qui continuent à se gaver sans vergogne.

Le problème d'aujourd'hui est que les Etats qui financent la quasi-totalité de l'illusion ambiante, ne peuvent plus tondre fiscalement leur aujourd'hui et ont déjà dépenser tout leur demain à des niveaux d'endettement astronomiques et irréparables (ces dettes ne seront jamais remboursées puisque la décroissance économique est inéluctable, faute des ressources nécessaires, tant naturelles que culturelles).

 

Il faut, en une seule génération, diviser par cinq la population humaine mondiale. Trois cinquièmes de cette population doit donc accepter le principe de la stérilisation volontaire et les deux cinquièmes restant accepter la principe de l'enfant unique. Remarquons que, au-delà des questions eugénistes qu'ils posent, ces deux principes résolvent, ipso facto, les problèmes de la faim dans le monde, de la médications de tous et de la mortalité infantile, puisque chaque individu, surtout enfant, se retrouve entouré de personne n'ayant plus grand' chose d'autre à faire que de s'occuper de leurs proches.

Il faut, en parallèle et toujours en une seule génération, diminuer la consommation matérielle individuelle par deux (Europe) ou par trois (USA) dans les pays développés, et la maintenir sous le niveau actuel ailleurs.

 

Ces deux "il faut" sont plus faciles à écrire qu'à pratiquer ! Le sentiment d'urgence n'est partagé que par une infime minorité, l'hédonisme ambiant n'en veut rien savoir, la démagogie n'en veut point parler, l'économie industrielle et sociale ne veut rien savoir ni de décroissance, ni de pénurie, ni de frugalité.

Cela fait cinquante ans que des politiques irresponsables d'assistanats font croire aux pauvres qu'ils peuvent vivre comme des riches ; eh bien, ils les ont cru, ils continuent d'y croire et ils descendront tout casser dans la rue le jour où la réalité les rattrapera (c'est-à-dire demain matin, entre 2011 et 2015).

 

La question posée, dans cette urgence, est donc bien : comment gagner les masses, très rapidement, aux deux principes d'infécondité et de frugalité ?

D'aucuns ne voient qu'une issue : la dictature. D'autres renoncent et se préparent au marasme apocalyptique. D'autres, encore, s'isolent et se confinent et se construisent une autarcie suffisante et lointaine pour échapper audit marasme. D'autres, aussi, misent sur le sursaut de conscience, le miracle de l'intelligence de la survie. D'autres, encore, s'obstinent en illusions technologiques. Etc …

Qu'ils se rassurent tous, tous leurs scénarii - et tous ceux qui ne sont pas évoqués ici ou qui n'ont pas encore été imaginés - se produiront plus ou moins partiellement, dans d'incroyables combinaisons d'espaces et de temps. Mais que de douleurs et de souffrances, que de morts, que de misères et de tristesses.

 

Cette révolution noétique que nous vivons, est d'une ampleur comparable à la révolution néolithique qui transforma nos ancêtres cueilleurs et chasseurs en agriculteurs et en éleveurs, et qui condamna à disparaître l'homme de Neandertal. Mais sachons considérer un fait nouveau : cette révolution noétique se fait sans révolutionnaires, sans meneurs, sans politiques ou stratégies concertées ou fomentées. C'est une révolution subie car elle naît d'une rupture profonde et irréversible de nos rapports avec nos ressources naturelles (les pénuries) et culturelles (l'émergence numérique et la mutation des intelligences). Elle disqualifie, dans l'œuf, l'immense majorité humaine qui restera sur la touche (comme l'homme de Neandertal fut laissé sur la touche par l'homme de Cro-Magnon).

 

La question posée se retourne dès lors ainsi : comment sortir du cercle vicieux selon lequel la survie de l'humanité passe par les sacrifices d'infécondité et de frugalité d'une grande majorité qui sera disqualifiée par cette survie même ? N'est-il pas plus lucide de croire que ce cercle vicieux ne sera brisé ni par les masses ainsi exclues, ni par les dirigeants (politiques et gros employeurs) qui vivent d'elles ?

N'est-il pas raisonnable de penser qu'il n'y a rien à faire qu'à se préparer à survivre le moins mal possible pendant les dix ou vingt ans de marasme qui s'ouvrent devant nous ?

 

L'humanité est sortie de l'enfance avec la révolution néolithique. Aujourd'hui, elle atteint la fin de son âge adolescent et de ses cortèges de narcissisme nombriliste, d'égocentrisme obsessionnel, de caprices incessants, d'immaturité destructrice et d'exigence immédiate de tout. La révolution noétique - et la mutation paradigmatique qui l'accompagne - lui offre la chance de ce saut en sagesse. Mais saura-t-elle la saisir ? Regardons autour de nous tous ces vieux adulescents incapables de s'assumer, incapables d'autonomie, incapables d'autodiscipline et allons à la conclusion : l'homme est un animal immature qui, dans l'immense majorité des cas, ne sort jamais des rêveries puériles et égocentrées de son adolescence.

Y a-t-il un espoir ?

Je pense ici à cet aphorisme de mon ami Bertrand Vergely : "L'homme libre n'attend rien."

Ne rien espérer n'est pas désespérer puisque le désespoir n'est que l'espoir de sa propre fin.

Ne rien espérer, ne rien demander, ne rien attendre, ne rien craindre : vivre tout, ici et maintenant, vivre intensément le réel tel qu'il est, guidé par la seule intention d'y accomplir tout l'accomplissable.

 

Tout le reste n'est qu'utopie, c'est-à-dire enfantillage … Fais ce que tu crois devoir faire pour grandir, sans jamais compter sur quiconque, sans désir ni crainte, sans objectif ni but autre que l'accomplissement de l'accomplissable !

 

Marc Halévy, 1/1/2011