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Management : l'entreprise nouvelle sous toutes ses facettes

Modèle de l'entreprise, émergence des technologies collaboratives, transformations, fonctions de l'entreprise, entreprise locale et internationale, création de produit, logistique, relations clients-fournisseurs-collaborateurs, ... bref quelle entreprise pour demain, et déjà aujourd'hui ? Selon le prospectiviste Marc Halévy, pour la revue Management

- Le modèle de l'entreprise (fonctions intégrées et modèle gestionnaire) tel qu'il a émergé avec le capitalisme pourrait-il totalement disparaître? 

Le modèle de fond sur lequel toute l'organisation et tout le management de la grande majorité des entreprises actuelles (surtout les plus grosses, celles que j'appelle les "dinosaures" et que l'on retrouve partout dans le CAC40) est un modèle mécanique, tout droit issu de la vision cartésienne du monde (analycisme, réductionnisme, déterminisme, mécanicisme). Ce modèle donne d'assez bons résultats tant que le milieu socioéconomique dans lequel il s'applique, est stable, rudimentaire, uniforme et peu actif. Dès lors que ce milieu devient effervescent, instable, turbulent, très interdépendant et très interconnecté, ce modèle devient trop lourd et trop lent.

Pour le dire plus concrètement, l'entreprise "mécanique" affectionne particulièrement, les pyramides hiérarchiques, les procédures, les normes, les standards, les organigrammes, les spécialisations, les chaînes opérationnelles, les planifications, les quantifications, les "simplifications" (qui, souvent, induisent d'énormes complications du genre "usines à gaz").

Ces entreprises, comme les dinosaures du crétacé, sont incapables d'agilité et d'adaptation ; elles sont condamnées à mort dans le monde qui est le nôtre car ce monde a sauté, irréversiblement, un colossal seuil de complexité. Sur ce haut niveau de complexité, la seule issue est de changer radicalement de modèle d'organisation et de management, et de passer à un modèle "organique" construit sur les notions de réseau : un ensemble de petites entités autonomes d'une cinquantaine de personnes, fédérées par un projet commun fort et en interactions constantes les unes avec les autres. Il ne s'agit plus ni de "faire un travail", ni de "vendre des produits ou  services", mais bien d'exercer un métier et de l'exercer avec excellence et virtuosité.

 

- Qu'est ce que le web et l'émergence des technologies collaboratives bouleversent dans le fonctionnement de l'entreprise? Sont-ils selon vous les principaux facteurs qui vont métamorphoser l'entreprise?

La révolution numérique et les technologies qui en sont issues, ne sont que la partie émergée d'une mutation paradigmatique bien plus profonde. Elles se contentent d'accompagner une bifurcation essentielle de la logique socioéconomique.

Celle-ci est portée par quatre ruptures majeures :

1-     La raréfaction des ressources naturelles bon marché (énergies, eau douce, métaux, terres arables).

2-     Le saut technologique irréversible lié à la révolution numérique (comparable au passage, néolithique, de la vie de chasseur-cueilleur à celle d'éleveur-agriculteur).

3-     L'effondrement de l'économie financiarisée basée sur l'économie de masse, sur la guerre des prix et sur la spéculation (et passage à l'économie de niche, à la valeur d'usage et à l'autofinancement).

4-     L'impasse et l'usure des valeurs "modernes" (désenchantement, gabegie, démagogie) traduites en de nouvelles aspirations de vie (qualité de vie, joie, plaisir, bien-être, santé, amour, etc …).

A ces quatre ruptures majeures, il convient de répondre d'urgence par des pratiques nouvelles qui bouleversent tous nos schémas mentaux et toutes nos habitudes :

1-     A la raréfaction des ressources, doit répondre une logique fonctionnelle de frugalité, de simplicité et de sobriété,  qui consiste, en tout, à faire beaucoup mieux avec beaucoup moins.

2-     A la révolution numérique, doit répondre une logique opérationnelle de développement permanent de toutes les formes d'intelligence au service de l'esprit humain et de la noosphère.

3-     A l'effondrement financiariste, doit répondre une logique économique basée sur des réseaux de petites entités autonomes et autofinancées (sans endettement), ne visant ni la croissance ni la taille, mais visant la valeur ajoutée de l'intelligence pour augmenter, toujours, la valeur d'usage de leurs produits et services, dont la vocation n'est de servir ni des rentes financières à leurs actionnaires, ni des rentes sécuritaires à leurs personnels.

4-     A l'impasse des valeurs de la modernité et de la "religion du progrès", doit répondre une logique existentielle basée, au niveau individuel, sur l'intériorité, la joie de vivre, la sérénité et la paix, la tranquillité et le silence. et, au niveau sociétal, sur de multiples appartenances à des communautés librement choisies, loin de l'Etat, des bureaucraties et des "pouvoirs" de pacotille.

 

- Qu'observez-vous dores et déjà comme transformations? Dans quels secteurs? Avez vous des exemples précis?

Les Echos le 27 juin dernier reconnaissaient (c'est moi qui souligne) : "(…) l’étonnante résistance des PME-PMI cotée en bourse qui ont vu leurs résultats et CA augmenter en 2012 et qui affichent de biens meilleurs résultats que le CAC 40. Bientôt, ce seront les PME non cotées en bourse qui domineront l’économie mondiale grâce à l’immatériel et aux valeurs des hommes et des femmes qui auront la chance d’en faire partie.". Ce qui est étonnant, c'est que cela étonne les Echos. Le bouleversement, il est là. La presse économique ne s'intéresse, en général, qu'aux dinosaures et ne comprend pas que l'économie réelle, celle qui engendre des emplois nouveaux, des métiers nouveaux, des pratiques nouvelles, des produits nouveaux, n'est plus, depuis longtemps, celle des dinosaures qui, tout au contraire, détruisent des emplois, tuent leurs petits fournisseurs et sous-traitants, s'enlisent dans le court-termisme et les logiques financières et spéculatives. Les politiques (surtout lorsqu'ils sont socialistes) et les économistes ne le comprennent pas non plus, d'ailleurs.

Les transformations les plus prégnantes, dans tous les secteurs, touchent :

-        le culte du métier défini non plus en termes de produits, mais en termes de savoir-faire ;

-        le dépassement du quantitatif comptable vers le qualitatif des relations d'efficacité et de pertinence tant en interne, au sein des équipes, que vis-à-vis des clients et fournisseurs ;

-        le développement de toutes les intelligences c'est-à-dire de tous ces talents de la tête, du cœur et des mains qui instaurent des reliances inédites et engendrent de la valeur réelle;

-        la pratique de l'autonomie (qui n'est pas l'indépendance) qui permet des réactions rapides et adéquates mais qui doit être contrebalancée par la qualité d'un projet commun, fort, clair et enthousiasmant ;

-        le retour à une économie de proximité dans un cadre mondialisé ; les coûts de transport étant condamnés à exploser dans les toutes prochaines années, tout déplacement de personnes ou de biens deviendra prohibitif et seul l'immatériel demeurera mondialisé ;

-        le passage progressif d'une logique de prix bas à une logique de valeur haute : la valeur d'échange (le prix d'achat à un instant donné) n'est qu'une petite partie de la valeur d'usage (l'utilité réelle dans la durée) des produits et des services ;

-        le dédain pour les techniques de budgétisation et de planification qui, dans ce monde turbulent, incertain et très largement imprévisible, constituent des gaspillages de temps et d'énergie.

Quant aux exemples précis, il y en a des milliers, mais ils ne concernent, dans leur large majorité, que des PME discrètes et inconnues. On pourrait citer, cependant, le travail de Michel Leclercq qui a transformé la chaîne de grande distribution Décathlon en Oxylane qui est un groupe de petites entreprises-passions autonomes, dédiées chacune à une pratique sportive, qui créent des produits innovants sous le leitmotiv du "sport pour tous". On pourrait citer, aussi, les modes de fonctionnement de Vinci.

 

- Quelles sont les fonctions que l'entreprise conservera en interne et celles qu'elle sous-traitera?

Il n'y a pas de recette, ni de règle générale. Il y a cependant un grand principe : il faut cultiver la complexité et évacuer la complication. La complexité se construit et se nourrit d'interactions et engendre les propriétés émergentes qui font la valeur d'usage et d'utilité des produits et services. La complication consomme de la valeur sans en produire. La complexité appelle la simplicité (sans simplisme ni simplification) alors que la complication induit des "usines à gaz".

L'idée générale est simple : il faut cultiver les pratiques d'excellence et de virtuosité, c'est-à-dire garder ce que l'on fait bien et ce qui est difficile à bien faire. Ce qui est facile n'a aucun intérêt ; n'importe qui peut le faire. Le facile n'engendre pas beaucoup de valeur et ne demande pas d'intelligence et de talent : il peut donc être externalisé vers quelqu'un qui le fera mieux et qui saura en faire émerger de la valeur nouvelle en y développant de nouveaux savoir-faire.

Parallèlement, certaines fonctions vont se transformer radicalement, voire disparaître. C'est le cas, par exemple, de la direction des ressources humaines (ce nom, même, est affreux). En effet, le patrimoine humain de l'entreprise devenant de plus en plus stratégique, sa gestion relèvera directement de la direction générale qui sous-traitera tous les aspects sans valeur ajoutée et sans intérêt (les salaires, les retraites, les relations syndicales, l'administration des personnels, etc …), mais qui s'investira au quotidien dans le développement des intelligences, talents et virtuosités professionnels qu'elle galvanisera par la contagion de sa passion et de son enthousiasme pour le projet d'entreprise qui permettra à chacun d'être simplement fier de ce qu'il fait.

 

- L'entreprise de demain sera-t-elle locale ou internationale?

Les deux. Comme déjà mentionné, l'activité matérielle sera locale et l'activité immatérielle sera mondiale. Chaque entreprise sera un réseau de petites entités locales reliées entre elles par une toile immatérielle mondiale. Et cette entreprise-réseau sera, elle-même, insérée et intégrée dans de multiples réseaux partenariaux et commerciaux avec lesquels elle sera connectée en permanence.

J'en profite pour indiquer qu'il faut bien faire la différence entre globalisation, mondialisation et américanisation. Les problématiques comme l'écologie, la démographie, la migrance, les pandémies sont évidemment globales et doivent être traitées comme telle. La Toile est, par ailleurs, l'instrument de la mondialisation des informations, des connaissances, des outils numériques et, plus généralement, de toutes les entités immatérielles. Quant à l'américanisation des standards, des pratiques, des modes (notamment en matière managériale), elle ne concerne plus que les dinosaures qui restent empêtrés dans l'ancienne logique économique en déclin (car la "crise" que nous vivons n'est que le constat d'obsolescence d'un modèle industrialiste, celui de l'économie de masse et du prix, de la rentabilité financière à court-terme et du management quantitatif).

De plus, je pense que plutôt que de parler du dipôle local/mondial, il faudra parler du dipôle local/continental avec quatre continents forts : l'Europe, la Chine, l'Inde et les Etats-Unis (en large déclin), avec trois continents fragiles (la Russie, l'Amérique du Sud et le monde musulman), avec un continent discret : l'Océanie et avec un continent perdu : l'Afrique.

J'insiste aussi sur l'urgence qu'il y a à sortir du mythe journalistique des BRIC. Ces quatre pays ne doivent leur "émergence" qu'aux pratiques intensives du pillage éhonté : pillage de leur ressources naturelles en Russie et au Brésil, pillage de leurs ressources humaines en Chine et en Inde. Il faut que cesse cette apologie du pillage à laquelle se livre si souvent la presse économique lorsqu'elle loue le "miracle" chinois ou autre. En économie, il n'y a pas de miracle. Jamais ! Tout se paie.

 

- Comment appréhendera-t-elle la création des produits? Co-conception de l'offre avec la participation des consommateurs? Recours à "l'open innovation" avec une R&D ouverte sur des communautés de chercheurs et des projets de co-développement avec les clients et fournisseurs?

Dès lors que l'on sort de la logique obsolète du prix bas et de l'économie de masse, et que l'on pense en terme de valeur d'usage et d'utilité durable, le problème de l'innovation apparaît dans son évidente nudité : comment faire plus utile ? comment faire plus frugal ? comment faire plus simple ? comment faire plus excellent ? Voilà les quatre questions de l'innovation au quotidien. Trop souvent, l'innovation n'a pour seule utilité que la jouissance des concepteurs. Regardez les voitures automobiles. Comment un constructeur automobile pourrait-il comprendre que ses gadgets débiles intéressent de moins en moins de monde ? La voiture n'est qu'une machine à se déplacer ; elle n'est plus un prolongement phallique ou un symbole de réussite sociale ; la génération Y l'a si bien compris qu'elle ne possède plus de voiture. L'avenir de l'automobile, c'est la bagnole à 1000 dollars de Tata à condition qu'elle ne consomme que 2 litres d'essence aux cent kilomètres.

La conception des produits et services neufs doit impérativement passer par l'étude soigneuse des pratiques et usages des utilisateurs finaux. Il faut court-circuiter la tyrannie des intermédiaires et de leurs acheteurs-voyous qui ne voient que le prix et ne pensent que marketing. D'ailleurs, grâce à la Toile, il n'y aura plus besoin de ces intermédiaires commerciaux : la technologie numérique, partout, va relier directement le concepteur-producteur et l'utilisateur final. Plus besoin d'intermédiation.

Un dernier point concernant l'innovation : celui de la relation entre les entreprises et les universités qui, en France surtout, est d'une pauvreté affligeante. L'entreprise voit l'université comme un nid d'intellos gauchistes et l'université voit l'entreprise comme une satanique secte vouée au dieu "argent". S'il est vrai que l'université est souvent gauchisante et que certaines entreprises idolâtrent encore le profit, il ne faut pas généraliser. De plus, nos Etats en faillite ne financeront bientôt plus ni les universités, ni les centres de recherche, et force sera de faire se rapprocher le monde économique et le monde noétique, au-delà du monde politique.

 

- De la même façon, comment l'entreprise de demain produira-t-elle et comment organisera-t-elle sa logistique?

Encore une fois, il n'y a pas de recette (il n'y aura plus jamais de recettes dans notre monde devenu si complexe et mosaïque qu'il n'y aura plus que des cas particuliers).

La commercialisation passera majoritairement par la Toile. La conception aussi, au sein du triangle : concepteur de valeur d'usage, utilisateur final, chercheur scientifique. La fabrication de base sera largement robotisée et automatisée alors que la fabrication de finition passera par les mains de virtuoses dans de petits ateliers artisanaux, proches des marchés. Viennent ensuite les deux logistiques : celle du matériel (transport et distribution) et celle de l'immatériel (systèmes d'information et de connexion).

La logistique matérielle est un métier à part entière, exigeant, lui aussi, des intelligences, talents et virtuosités spécifiques ; il vaut mieux la sous-traiter et passer d'une économie de la propriété à une économie de la fonctionnalité. Comprenons bien que tous les coûts de transport vont devenir terriblement chers et que les règles de frugalité maximale y seront de mise, impérativement. Il s'agira de mettre en œuvre des optimisations extrêmement sophistiquées. J'en profite pour glisser un mot sur la croissance qui sera explosive de l'économie de la fonctionnalité : classiquement, les entreprises et les ménages raisonnaient en termes d'appropriation et de contrôle interne des outils et processus pour toutes les fonctions utiles. L'économie de la fonctionnalité, elle, préconise une autre approche : on n'achète plus les moyens ou loue des solutions qui, le plus souvent, sont mutualisées. L'exemple classique est celui de la tonte du gazon : que vaut-il mieux entre acheter une belle tondeuse qui sera sous-utilisée et de passer un temps précieux à tondre, ou contracter avec un jardinier qui fera la chose mieux, plus vite, pour moins cher et qui permettra, ainsi, de mieux utiliser son temps à des choses plus utiles ou agréables ?

Passons maintenant à la logistique immatérielle : elle se crée au fil de l'apparition des technologies. Ce qui paraît clair, c'est que cette fonction devient déjà l'une des plus stratégiques de l'entreprise et qu'elle regroupera ce que l'on appelle encore la direction de la communication et la direction informatique. Le cœur de cette fonction émergente est la présence sur la Toile. Organiser la visibilité (référencement, par exemple) et la notoriété (évaluation des produits, services et solutions en ligne et en permanence) de l'entreprise au cœur de l'univers de ces internautes que sont les clients, les fournisseurs, les partenaires, les concurrents, les analystes, les évaluateurs divers et variés. Organiser toutes les connexions - efficaces et durables - avec toutes les parties prenantes. Offrir du contenu de qualité sur les sites dédiés. Construire toutes les voies de la commercialisation en ligne des produits et services. Etc … Cette fonction nouvelle sera cruciale et est appelée à un énorme développement.

 

- Comment évolueront ses relations avec ses fournisseurs et clients? Dans un environnement devenu incertain, pensez-vous que des stratégies d'alliance, d'entraide vont se développer? A t-on déjà des exemples?

En introduction, permettez-moi une remarque : le plus grand concurrent de beaucoup d'entreprises sera la mutualisation de ses clients qui commencent à s'échanger et à se louer entre eux les biens qu'ils ont acquis.

Le principe central de toutes les relations futures entre l'entreprise, ses clients, ses fournisseurs … et ses concurrents, sera la notion de valeur d'usage dans la durée. L'économie "kleenex" du tout jetable, du tout gaspillable, du tout éphémère est passée : elle est derrière nous. Il faut se rappeler ces adages de bon sens et les mettre dare-dare en application : "le bon marché finit toujours par coûter trop cher" ou "si ce que j'achète me rapporte plus qu'il ne me coûte, le prix n'a plus beaucoup d'importance".

Toutes nos relations avec clients et fournisseurs ont été bâties sur la notion de prix, de meilleur marché, de moins-disant. De telles relations sont nécessairement volatiles parce que mercantiles et vénales. Rien de durable ne s'y construit.

En passant par le développement profond de la notion de valeur d'usage et d'utilité durable, le paysage relationnel change radicalement. Il s'inscrit dans la durée et la coopération. Le mode collaboratif y triomphe. Il n'y a pas que le prix d'achat ; il y a encore - et surtout - les coûts de fonctionnement, de maintenance, de réparation, d'entretien, de contrôle, de surveillance, de démantèlement, de recyclage et d'évacuation finale. C'est sur toute la vie du produit, du service ou de la solution que la collaboration avec clients et fournisseurs doit s'inscrire. Cela change évidemment tout !

 

- L'entreprise agile, flexible a toujours été un fantasme. Pensez-vous qu'elle pourrait devenir réalité? Comment?

L'entreprise flexible et agile n'est pas du tout un phantasme. Elle existe et elle fonctionne à merveille. Elle est l'antithèse des dinosaures perclus de rigidité financiarisée qui monopolisent les feux de la rampe. Elle n'est donc que peu visible. Et elle est terriblement handicapée par les rigidités administratives des systèmes légaux et réglementaires notamment en matière d'emplois salariés. Il faut, en ce sens, auguré que le salariat ne sera plus la norme de la relation de travail : il fut une bonne solution sociale dans un monde de grosses industries, fixes et rigides. Il ne l'est plus aujourd'hui avec l'émergence du télétravail et des néo-artisanats. Chacun devra se réapproprier son propre fonds de commerce en matière de connaissances, savoir-faire, intelligences, talents, compétences et virtuosités.

Pour reprendre ma métaphore du crétacé et de la disparition des dinosaures, les seuls animaux à avoir survécu au cataclysme climatique de cette époque (qui correspond au marasme financier et politique de la nôtre) furent des petites bestioles rapides, fécondes, proliférantes, frugales … dont un petit lémurien insignifiant qui fut notre ancêtre, à nous les humains (car, jamais, il n'y aurait eu d'homo sapiens sapiens sur Terre, si le règne des dinosaures avait perduré).

Explorons les mots.

Que signifie "agilité" ? L'agilité est une rencontre astucieuse de rapidité, d'adéquation, d'imagination et de souplesse ,L'agilité permet de répondre du tac au tac à toute sollicitation, à toute transformation, à toute contrainte venant du milieu socioéconomique ambiant, mais aussi à tout développement ou création internes. Il s'agit, en somme, d'être en alerte, en vigilance, en veille et en éveil permanents, non pour observer, mais pour agir.

Que signifie "flexibilité" ? La même chose, mais la notion met plus l'accent sur les idées de souplesse et d'adaptation ; le concept d'agilité est bien plus riche que celui de flexibilité.

 

- L'entreprise n'a jamais eu accès à autant de données et d'informations. Pensez-vous que leur exploitation sera un enjeu pour la prise de décisions?

La révolution numérique est une splendide révolution technologique, la troisième de l'histoire humaine. Elle inaugure le passage de l'imprimé au numérique après ces deux autres révolutions que furent le passage de l'oral à l'écrit, à la fin du néolithique, et le passage de l'écrit à l'imprimé, à la Renaissance.

Mais une révolution technologique ne suffit pas. Si le 20ème siècle fut bien le siècle de la technologie, le 21ème siècle devra être celui des méthodologies. En effet, la technologie, comme les langues d'Esope, peut être la meilleure et la pire des choses, selon la manière dont on la met en œuvre. Les technologies numériques n'échappent pas à cette règle.

Il faut distinguer deux grandes problématiques :

-        la gestion optimale des flux d'informations non sollicitées comme les courriels, les appels téléphoniques, cette pollution informationnelle que sont les matraquages publicitaires (ce que les Québécois appellent astucieusement les "pourriels"), etc …

-        la recherche optimale d'informations nécessaires au moyen, non seulement, d'excellents moteurs de recherche, mais aussi de méthodes de validation critique des informations trouvées.

Ces deux problématiques appellent des méthodes efficaces et précises sous peine de crouler sous le flux des informations indésirables ou fausses. Le problème n'est pas mince lorsque l'on sait que quatre-vingt milliards de courriels circulent sur la Toile, toutes les vingt-quatre heures, à cent mille kilomètres à l'heure. Ces ordres de grandeurs outrepassent largement les capacités de notre cerveau qui, lui, est une machine chimique lente, inchangée depuis l'homme de Cro-Magnon.

Ne pas rater l'information utile et ne pas intégrer d'information fausse, telles sont les deux priorités dans notre monde socioéconomique où les flux et patrimoines immatériels sont déjà - et seront toujours plus - les flux et patrimoines stratégiques prioritaires de toutes les entreprises.

 

- Plus généralement, quelle est votre vision de l'entreprise de demain?

L’entreprise de demain sera une petite entité, non cotée en Bourse, porteuse d’un projet fort, regroupant plus d’associés et partenaires que de salariés, travaillant en réseau avec beaucoup d’autres petites entités ou indépendants, plus soucieuse de qualité que de profit, fortement immatérielle et artisanale.

Petite entité

La généralisation des économies de niches (sauf pour les commodités de base) relègue au placard les logiques de taille et d’économies d’échelle. La croissance durable des coûts de transport matériel impose un retour aux économies de proximité. Un management charismatique impose un effectif inférieur à 100 personnes (50 est l'idéal).

Hors Bourse

Plus de 60% des nouvelles entreprises relèvent des métiers de l’immatériel, sont people intensive et non capital intensive, et s’autofinancent. D'ailleurs, le système financier international va imploser : déflagration de nouvelles bulles successives, effondrement du dollar, assèchement des banques centrales, faillite des systèmes sécuritaires, …

Projet

Le vrai patron de l’entreprise n’est pas son PDG mais son projet profond, sa finalité claire, le développement en excellence de son métier. Donner du sens et rendre les collaborateurs fiers de ce qu'ils font deviennent le cœur du management. Si les dirigeants ne savent par répondre au « pour-quoi l’entreprise », leurs employés ne pourront pas répondre au « pour-quoi me lever et aller bosser ».

Hors salariat

Le salariat – rémunération forfaitaire récurrente basée sur un nombre d’heures de présence – est devenu une absurdité, une solution sécuritaire obsolète. Les talentueux et compétents se réapproprient leur propre fond de commerce personnel. Le travail se libère de la tyrannie de l’espace (lieu) et du temps (heure standard). Le mono-travail s’estompe face à la multi-activité.

Réseau

Il y a convergence entre le regroupement des PME au sein de réseaux de partenariats et la réorganisation des GE en réseaux de petites business units. La gouvernance d’un réseau se base sur ceux qui font autorité et non sur ceux qui détiennent le pouvoir. La multiplication des réseaux implique la multiplicité des appartenances.

Patrimoines qualitatifs

La finalité d’une entreprise n’est jamais le profit. Profits, revenus, dividendes sont des conséquences, pas des buts. Le qualitatif qui est le but, supplante la quantitatif qui n’est que la conséquence. La croissance quantitative est une fuite en avant. La finalité profonde : capitaliser et valoriser  les patrimoines immatériels qualitatifs.

Immatérialité

La valeur vient des idées, plus de la matière. La part de l’immatériel dans la valeur des produits et des entreprises est prépondérante et croissante : elle sort du cadre des outils comptables. Le divorce entre prix et valeur est consommé. La logique de l’économie immatérielle n’est pas celle de la propriété, de la rareté et de le profitabilité.

Artisanat

La prééminence de la qualité sur la quantité, du sur-mesure sur les grandes séries, du prosumérisme sur le consumérisme, de la proximité sur la mondialité favorise l’artisanat contre la logique industrialiste. L’expertise personnelle est au cœur de toutes les activités professionnelles à haute valeur ajoutée. La banalisation induit la marginalisation.

 

- Comment se préparer dès maintenant aux transformations dans l'organisation des entreprises?

Pour faire face à l'immense défi de cette profonde mutation paradigmatique que nous vivons et dont les dinosaures ne réchapperont pas, je donne aux entreprises cinq conseils fondamentaux, simples et universels qui peuvent être mis en application, dès demain, sans regrets ni remords, sans scrupules ni pitié (car c'est une véritable guerre mondiale qu'il faut mener contre l'ancien paradigme économique, celui de ces dinosaures qui tuent l'économie réelle de demain au profit des dividendes d'aujourd'hui).

Ces cinq axes d'action concernent le Métier, l'Intelligence, la Frugalité, les Réseaux et la Qualité.

Examinons-les successivement.

 

Métier

D'abord, il est impérieux, pour chaque entreprise de bien savoir ce qu'est son métier. Et c'est moins évident qu'il n'y parait tant l'habitude néfaste a été prise de définir le métier d'une entreprise par les produits qu'elle conçoit, fabrique et/ou commercialise. Les produits sont les conséquences du métier, non son essence.

Il faut définir le métier non par les produits mais comme l'ensemble des savoir-faire différenciants producteur de haute valeur ajoutée. Ce travail d'identification sans équivoque du métier de l'entreprise, selon cette approche, est tout sauf trivial, mais il est impératif : comment survivre si l'on ne sait pas qui l'on est et ce que l'on peut réellement (bien) faire.

Une première conséquence de cette définition conduit à externaliser tout ce qui n'est pas le métier vers d'autres dont c'est le métier, car on fait toujours nettement moins bien que d'autres ce que l'on ne fait pas parfaitement.

Une deuxième conséquence : viser partout l'excellence dans son métier. Toute médiocrité doit être bannie, la perfection est seule garante de pérennité et de durabilité.

Une troisième : n'investir que dans et pour le métier car l'entreprise c'est son métier et rien que son métier, tout le reste est distraction, dévoiement, détournement. On diversifie les produits ou les modalités, mais on ne change pas de métier : on l'enrichit.

 

Intelligence

Aujourd'hui, la valeur tant des produits que des entreprises vient à 80% de l'intelligence que l'on y injecte : nous sommes entrer dans la société de la connaissance et dans l'économie de l'immatériel. Il faut donc viser à engendrer partout de la valeur par les intelligences de la tête, du cœur et des mains. Il n'y a pas que l'intelligence technique des ingénieurs ou managers, il y a aussi l'intelligence émotionnelle, relationnelle, transactionnelle, l'intelligence imaginative et créative, l'intelligence pratique, comportementale, manuelle. Toutes ces formes d'intelligence constituent le seul vrai terreau de développement de l'entreprise. Tout le reste est ou bien conséquence, ou bien leurre, ou bien inutilité.

Les salaires sont devenus trop chers pour les gaspiller, aussi faut-il réformer les sans talents (dont les tâches inintelligentes peuvent presque toujours être confiées à des ordinateurs ou des robots). Par contre, il faut, sans faute, recruter des talents forts : même s'ils coûtent plus, ils rapportent beaucoup plus. Une entreprise, c'est d'abord une aristocratie de talents, d'intelligences et de compétences. La vocation de l'entreprise n'est pas d'être "sociale" et de distribuer des rentes sécuritaires.

Plus généralement, en tout, il faut privilégier les patrimoines immatériels c'est-à-dire ces trésors de connaissances, de notoriété, de visibilité, de mémoire, d'enthousiasme, de passion, de santé, de force vive qui font l'entreprise. Car l'entreprise, c'est d'abord un processus en marche, une histoire qui se raconte, un projet/passion qui s'élabore et se partage profondément. C'est aussi une culture commune puissante qui engendre de l'intelligence collective, de l'esprit de corps, de la connivence active. Les valeurs d'une entreprise n'ont rien à voir avec la morale mais bien avec le style qui lui est propre. Ce style, c'est son âme.

 

Frugalité

Il faut parfois se rappeler de la bonne sagesse paysanne :  on ne peut pas dépenser l'argent que l'on n'a pas. En nos temps d'endettement absurde, de crédit difficile" et de risque aléatoire, il est temps de s'en souvenir et de rejeter toute forme de spéculation. L'entreprise doit être gérée "on the cash basis" : le seul tableau de bord qui vaille, c'est l'extrait quotidien du compte en banque. La gestion financière se réduit à la gestion de trésorerie ici et maintenant, sans projection, ni fantasme, ni spéculation : "J'ai ou je n'ai pas ! Si je n'ai pas, je gagne avant de dépenser". L'économie financière est morte : retour à l'économie réelle et à elle seule.

Il convient, en conséquence, d'éliminer tout ce qui n'est pas indispensable à la qualité dans et de l'entreprise : la qualité des matières, des processus et des produits, la qualité de vie au travail (le stress négatif induit une perte de 60% de la productivité et de l'efficience), la qualité des relations et des comportements, etc …

Apprendre, en tout, à faire beaucoup mieux avec beaucoup moins. Nous sommes définitivement entrer dans une logique de pénurie et de raréfaction de toutes les ressources, naturelles (énergie bon marché, eau douce, métaux, terres arables, etc …) comme culturelles (compétences, courage, sens de l'effort et de la difficulté, etc …). Face à cette logique, une seule voie est possible : celle de la frugalité généralisée.

En tout, il est impératif de rechercher la plus grande simplicité et de bannir toute complication et tout encombrement. La seule bonne réponse à la complexité est la simplicité, mais il est extrêmement difficile de faire simple sans sombrer dans le simplisme ou la simplification. C'est quand tout est difficile qu'il faut se simplifier la vie. Revenir à ses axes directeurs : mon métier, mon style, ma joie. Tout le reste est superfétatoire.

 

Réseau

Le monde complexe qui est le nôtre exige une intelligence globale et une efficience locale : tous les cycles deviennent de plus en plus courts, tous les rythmes deviennent de plus en plus effrénés, tous les flux d'événements et d'informations deviennent de plus en plus submergeants et noyants. Pour répondre à ces déferlantes, il est indispensable de démanteler toutes les structures pyramidales, monolithiques et hiérarchiques car elles sont trop lourdes, trop lentes, trop rigides. Partout, il faut les remplacer par des réseaux d'entités autonomes de 50 collaborateurs (100 maximum), car il est vital de privilégier les circuits courts et les décisions rapides : pensez global (fédération et vision), agissez local (délégation et autonomie).

Il faut penser réseaux. Réseaux internes de petites entités autonomes, on l'a dit, fédérées par une projet fort et par une culture forte. Mais aussi réseaux externes de tous les partenariats d'externalisation, de mutualisation, de complémentarité, de sous-traitance. L'heure est aux réseaux, pourquoi ? Parce que les structures hiérarchiques sont mathématiquement les plus pauvres en relations d'efficience et que cette pauvreté est incompatible avec les exigences complexes et durables de l'économie ambiante.

Penser "réseaux", passe aussi par la nécessité de miser sur la confiance et l'intuition. La confiance réciproque est le système de gestion le moins cher et l'intuition le moteur d'action le plus rapide. Mais il ne s'agit pas de confiance ou d'intuition aveugles, infantiles, béates ; il s'agit plutôt de réapprendre à miser sur ses tripes et sur ses "petites antennes", et à faire taire la raison castratrice. Résonner et raisonner ne sont pas contradictoires pourvu que la finalité soit claire.

Il est enfin impérieux de faire exploser les usines à gaz bureaucratiques. Celles des contrôles de gestion, des procédures formelles, des réunionites, des comités "machin" et groupes "bazar". Une entreprise est d'abord un tissu de projets clairs dotés d'objectifs et moyens clairs et d'un responsable clair. Et si un projet est trop gros pour être mené à bien par ajustement mutuel (direct, informel, quotidien) des participants, cassez-le en deux, en cinq, en mille.

 

Qualité

Notre époque vit la fin du "tout quantitatif" ; le qualitatif, en tout, reprend valeur au-delà des prix. Ainsi, le profit, s'il est indispensable à l'entreprise puisqu'il est le carburant qui la fait avancer, n'en est pas le but : ce n'est pas à l'essence de décider où va l'automobile.

Il faut apprendre à considérer le profit comme une conséquence naturelle et non comme un but obsessionnel. Faites très bien votre métier, activer toutes les formes d'intelligence, pratiquer toutes les frugalités, appuyez-vous sur tous les bons réseaux, et le profit sera là, naturellement.

La qualité des produits et des services est le seul véritable argument de vente. Il faut cesser de croire les pubards : la publicité n'a jamais rien fait vendre. La qualité, oui. Le bouche-à-oreille, oui. La notoriété, oui. Un très bon site Internet, oui.

Notre époque signe la fin des économies de masse, des marchés de masse, des média de masse, des produits de masse, de la communication de masse, de la distribution de masse. Il faut donc viser les niches à marges élevées et à petits volumes et délaisser les gros marchés à faible marge. Il est vrai qu'il est bien plus fatigant de gagner et de garder 100 petits clients qu'un seul gros, mais lorsque ce gros tombe en faillite ou dicte ses prix, on comprend notre malheur. En matière commerciale, un seul leitmotiv : en tout, promouvoir la qualité supérieure et la haute valeur d'usage, pas les prix inférieurs.

 

 

Interview de Marc Halévy, pour la revue MANAGEMENT, Christine HALARY

4 - 7 juillet 2013.