Tisserand de la compréhension du devenir
Conférencier, expert et auteur

La prospective : qu'est-ce que c'est ?

Ce métier de prospectiviste qui est le mien, est un des plus mal connus du monde. Mes confrères et moi devons passer beaucoup de temps, avec beaucoup de patience parfois, pour dire d'abord ce que nous ne sommes pas. Et ensuite, si l'on nous en laisse le loisir ou la chance, pour dire ce que nous sommes. Essayons ici …

Ce que n'est pas la Prospective …

Ni prophète, ni devin …

Ni prévisionniste, ni futurologue …

Ni astrologue, ni chiromancien …

Cela signifie, respectivement, que la prospective ne repose ni sur l'inspiration divine ou satanique, ni sur des modèles analytiques ou déterministes, ni sur des pouvoirs surnaturels ou parapsychologiques.

La prospective ne prétend JAMAIS prédire l'avenir pour la bonne et simple raison que l'avenir reste toujours à inventer et à créer. Mais au sein d'un champ de contraintes, il est vrai.

La prospective n'est donc pas de la divination plus ou moins inspirée.

Elle n'est donc pas non plus une science au sens classique et dur du terme. Je m'explique …

Plus le système humain devient complexe – et il le devient exponentiellement du fait de la multiplication exponentielle du nombre d'intervenants et du nombre d'interactions entre eux – plus le nombre et la sensibilité des paramètres influents augmentent, et plus le nombre de scénarii possibles devient illimité.

Mon maître en économie politique, Henri vander Eycken, un des premiers économistes belges a être sorti d'Harvard, aimait à répéter : "Les économistes se trompent toujours dans leurs prévisions, mais ils savent toujours expliquer après coup pourquoi ils se sont trompés".

Au-delà de la boutade se cache une profonde vérité : le nombre de scénarii étant infini et la prévision se basant sur le choix (arbitraire, souvent) d'un petit nombre d'entre eux, il vient que la probabilité d'avoir viser juste est nulle puisque tout nombre fini divisé par l'infini donne zéro.

Mais après coup, lorsque le jeu est fait, il est alors loisible de refaire le chemin du réel à l'envers et de découvrir quels avaient été les "bons" paramètres qui ont joué.

Il faudra bien en faire son deuil : plus un système est complexe, moins il est déterminé (et déterministe) et moins il est prédictible.
Il en est ainsi en météorologie.
Il en est ainsi en économie et en finances.
Il en est ainsi en démographie et en sociologie appliquée.

Les modèles prédictifs sont, par essence, réductionnistes (réduction de la multiplicité du réel à une petit nombre de paramètres dits "pertinents") et mécanistes (donc gouvernés par des "lois" rigides et déterministes).

Ces modèles ne peuvent s'appliquer qu'à des systèmes simples c'est-à-dire à des systèmes réductibles à des briques élémentaires discernables et immuables, soumis à des lois d'interactions universelles et immuables (et en petit nombre).

Tous les autres systèmes, plus complexes donc, sont radicalement réfractaires à ces modélisations simplistes.

Il n'y a pas en eux de briques élémentaires discernables et immuables : il n'y a là qu'impermanence, flou, fluence et métamorphose organique.

Il ne sont pas soumis à des "lois" déterministes parce que leur complexité même implique et induit de hauts niveaux d'autonomie et de résistance aux impacts extérieurs : ils leurs réagissent bien plus comme des masses spongieuses et visqueuses que comme des boules de billard.

La science en général, et l'économie et l'éthologie sociale et culturelle en particulier, sont une représentation humaine du Réel.

Une des multiples représentations possibles, parallèles à celles des arts, de la poésie, de la mystique, des spiritualités, des métaphysiques et philosophies.

Cette représentation scientifique, comme toute représentation, est partiale et partielle.

Elle est partiale parce qu'elle repose sur des présupposés méthodologiques et épistémologiques (logicisme, mécanicisme, déterminisme, réductionnisme, empirisme). Et ces présupposés induisent évidemment des filtres qui trient les processus réels en deux catégories majeures : les phénomènes et les "bruits dits de fond".

Elle est partielle parce qu'elle ne peut se préoccuper que des phénomènes simples et récurrents.

Sans simplicité, la méthode analytique cartésienne ne peut pas s'appliquer : la complexité, par définition est irréductible, inanalysable, indéterministe, organique et holistique.
Sans récurrence, la notion de "loi" universelle, dont la découverte et la formulation constituent la vocation centrale de la science, s'effondre : tout ce qui est exceptionnel, créatif, unique, a-normal, particulier, sort du champ de la science.
Il faut le redire : la prospective n'est pas une science de la prévision ou de la prédiction.
Tout simplement parce que le monde réel n'est ni prévisible, ni prédictible.
Alors … ?

Ce qu'est la Prospective …

La prospective est une méthode. Une méthodologie, pour mieux dire.
Elle s'applique à l'avenir, non pour de prédire, mais pour le circonscrire.
Elle est une méthodologie historique inversée : les historiens parlent de traces et de documents actuels et tentent, à partir d'eux de reconstituer le passé (passé qui est unique, notons-le …).
Les prospectivistes font de même, mais à l'envers : à partir des tendances ou des signes ou des prémices décryptés dans le présent, ils tentent de circonscrire LES avenirs possibles (notons le pluriel …).
La prospective est un art bien plus qu'une science. Elle repose sur des méthodologies rigoureuses sans prétendre elle-même à la rigueur mathématique.
Elle s'applique à tout depuis le monde pris dans sa globalité jusqu'à tel individu particulier qui s'interroge sur la voie à suivre, en passant par les régions, les secteurs économiques, les écoles de pensée, les partis politiques, les entreprises et toutes les organisations humaines imaginables. La méthode est toujours la même, mais le champ d'application varie en nature et en ampleur, voilà tout.
La prospective pose sur l'avenir deux regards distincts mais complémentaires que l'on appelle "prospective descriptive" et "prospective normative".
Cette distinction reflète en fait l'idée que l'avenir réel sera un combinat, plus ou moins complexe et toujours incertain, de ce que l'on PEUT devenir (les "possibles") et de ce que l'on VEUT devenir (les "souhaitables").
On retrouve là le dialogue systémique entre potentiels intérieurs et opportunités extérieures dont les rencontres forgent le devenir de tout un chacun.
Avoir le talent ne suffit pas, encore faut-il recevoir une chance de le montrer. C'est de la rencontre, passivement fortuite ou intensivement recherchée, entre ce talent et cette chance que naîtra un chemin nouveau d'épanouissement et d'accomplissement.

La prospective descriptive est l'art d'extraire du magma informationnel dont nous sommes inondé quotidiennement, les tendances de fond, de voir derrière les ridules de la houle et des risées, les gros courants porteurs, de discerner derrière l'effervescence bouillonnante de la vie les forces durables qui architecturent le monde, les sociétés et le temps.
A partir de cela, la prospective descriptive, comme son nom l'indique, décrit les "possibles" c'est-à-dire les scénarii d'évolution qui sont compatibles avec ces forces durables et ces tendances lourdes.

Encore un fois, il s'agit de combinatoire, chaque scénario découlant d'une certaine combinaison de ces forces et tendances.
On peut raffiner l'approche en évaluant la probabilité (au sens de la théorie des probabilités et de la théorie des jeux) de ces divers scénarii et d'en exprimer les plus probables : mais l'exercice, alors, devient dangereux car ces probabilités ne reflètent, le plus souvent, que des jeux de l'esprit assez aléatoires ou les préférences du modélisateur.
Nous voilà donc en possession d'un ensemble de scénarii qui forme ce que l'on appelle le "cône des possibles".

La prospective normative prend alors le relais dans la démarche.
Elle vise à déterminer un autre cône : le "cône des souhaitables", c'est-à-dire l'expression des désirs du système considéré, de ses talents, de ses potentialités.
Le point de départ de la démarche est toujours de répertorier et de décrire proprement les potentialités réelles, activées ou non, du système étudié. Ou ce qui revient au même (c'est ce que nous ferons pour décrire les souhaitables de la révolution noétique) ses forces et ses faiblesses profondes.
"Que pourrait-il faire bien ?" est la question centrale. Ou, symétriquement : où sont les dangers majeurs ?
Certains potentiels sont déjà exploités … le sont-ils bien ? le sont-ils assez ? le sont-ils toujours ? etc …
D'autres ne sont pas exploités … pourquoi ? comment les activer ? que faut-il faire ou apporter pour qu'ils se déploient ? etc …

Reste à présent à croiser le descriptif et le normatif, à superposer le cône des possibles et le cône des souhaitables afin de déterminer leur intersection, c'est-à-dire l'ensemble restreint des scénarii de vie qui sont à la fois possibles et souhaitables.
S'il y en a beaucoup, le choix sera difficile, mais l'accomplissement sera riche, s'il y en a peu, la liberté de manœuvre sera plus étroite, s'il n'y en a pas, on a un vrai problème de vie …

Répétons-le, cette méthodologie prospective est souvent appliquée à des régions, des secteurs, des entreprises ou des organismes divers, mais elle peut l'être également – nous le faisons souvent pour des dirigeants ou pour du team building - à des personnes qui veulent objectiver leur vocation, leurs talents et leurs potentiels (c'est la face normative), qui veulent analyser leur champ de vie réel et ses tendances profondes (c'est la face descriptive) et qui veulent en tirer un "plan de vie" qui deviendra la norme profonde leur existence et de leur action quotidiennes.

Du bon usage de la prospective et des prospectivistes …

La mission d'un prospectiviste est d'abord de dialogue et d'humilité.
Il ne s'agit pas tant d'apporter des certitudes que de susciter une volonté, un projet, une vocation, une vision qui soient pertinentes, plausibles, pérennes.
Là est l'enjeu !
L'avenir est à construire, mais pas n'importe comment : il est ouvert mais confronté à un vaste champ de contraintes que le prospectiviste connaît.

Dis-moi ce que tu voudrais, dit le prospectiviste à son interlocuteur. Alors je te dirai si c'est possible.
Dis-moi ensuite comment tu comptes t'y prendre, continue-t-il. Alors je te dirai si ta manière est optimale sachant quels sont les tendances, moteurs et contraintes de ton monde, et sachant quels sont tes talents et capacités.

L'avenir que l'on construit est toujours le fruit de la rencontre entre les potentialités internes du porteur de projet et les opportunités externes de son milieu.
La matrice résultant du croisement des ces potentialités (l'autre mot pour "souhaitables") et de ces opportunités (l'autre mot pour "possibles") définit très clairement le champ de la prospective.
Chaque "case" de cette matrice est un scénario "jouable".
Le prospectiviste, alors, devra stimuler la détection du scénario plausiblement optimal : c'est la seconde phase de son travail.

Ni prédire, ni deviner : construire en connaissance de cause.
Ce pourrait être la devise de la prospective moderne.

Marc Halévy, 6 novembre 2003.