Tisserand de la compréhension du devenir
Conférencier, expert et auteur

Narcissisme et vie privée

Tout le monde peut-il ou doit-il tout savoir sur tout et sur tout le monde ?

On dit que l'individualisme gangrène nos sociétés. Rien n'est plus faux de deux points de vue :

  • d'abord, l'individualisme, au sens vrai, est la revendication de l'autonomie personnelle qui est une posture tout à l'opposé de celle de nos sociétés d'assistanats et de dépendance aux institutions ;
  • ensuite, au sens erroné mais courant, l'individualisme pointerait vers l'égoïsme radical, ce qui est encore faux puisque jamais, le poids des communautés et réseaux divers n'a été plus prégnant qu'aujourd'hui.

Donc, l'individualisme ne règne pas sur nos sociétés ; en revanche, le narcissisme en est devenu le roi. Beaucoup ne vivent plus que pour s'admirer (les "selfies" perpétuels) et pour attirer l'attention afin d'être admiré (tatouages, piercings, vêtements "originaux" – tout le monde à les mêmes marques et les mêmes déchirures du jeans -, coiffures - teintures absurdes ou rasages partiels -, …).

La laideur fait office d'élégance.

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Le narcissisme contemporain ne s'exprime pas seulement par l'apparence physique. Il s'exprime aussi par l'apparence numérique, c'est-à-dire par les informations ou opinions, le plus souvent fausses ou déguisées ou inventées ou délirantes, que chacun se croit autorisé de "balancer" sur ces dépotoirs psychotiques que sont devenus les "réseaux sociaux".

Ce narcissisme de l'opinion passe, le plus souvent, par un ou plusieurs avatars c'est-à-dire par la lâcheté de l'anonymat.

 

Plus ces informations ou opinions sont spectaculaires, délirantes, méchantes ou agressives, plus vite et plus fort elles proliféreront viralement et feront, de leur "auteur", un "héros" admiré de la Toile.

Ce phénomène explique pourquoi la Toile est devenue le temple des complotismes les plus paranoïdes, des rumeurs les plus absurdes, des contre-vérités les plus sordides, des lynchages médiatiques les plus cruels : l'expertise ou la connaissance, réelles et avérées, n'y jouent plus aucun rôle. L'esprit critique non plus.

 

Bien au contraire, les avis autorisés et validés des experts authentiques sont perçus comme castrateurs puisqu'ils empêcheraient les ignares de jouer les héros avertis. Le complotisme ambiant retourne sournoisement la situation en désignant ces experts comme les activistes, voire les moteurs du mensonge officiel et institutionnalisé contre lequel les "héros" de l'infox luttent avec délectation : voici venue l'ère de la discréditation et de la décrédibilisation systématiques des experts authentiques au profit des charlatans de la rumeur, de l'infox et du complotisme.

 

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La dictature de la transparence et le procès de la privance sont à l'ordre du jour de nos sociétés numériques.

Deux phénomènes se conjuguent pour expliquer le bafouement systématique de la vie privée.

 

Primo : les deux modes de financement des applications dites "gratuites" qui submergent la Toile, passent :

  • d'une part, par la publicité dont les budgets sont proportionnés au taux de fréquentation c'est-à-dire au produit de la fréquence de connexion par la durée de chaque connexion et par le nombre de clics (FxDxN) ;
  • et, d'autre part, par les informations qui sont pompées sur l'ordinateur de l'internaute, sans son accord explicite, et qui sont revendues à des fins statistiques, commerciales (ciblages, téléventes, mailing-lists, …), bancaires, assurantielles, voire politiques ou policières.

Dans les deux cas, la soi-disant gratuité est doublement payée par celui à qui on l'offre, soit au travers de ses achats qui financent la publicité, soit au travers des données qu'on lui vole et que l'on revend à son détriment.

 

Secundo : le narcissisme délétère de notre époque tend à faire de la Toile un point de rencontre entre exhibitionnisme et voyeurisme ; tout le monde s'y étale de la façon le plus voyante, voire choquante, possible, tout se montre sans pudeur et sans honte. Ce mouvement induit la surenchère, d'une part, mais aussi, d'autre part, la culpabilisation (et parfois la "conversion") de ceux qui ne veulent pas jouer ce jeu de l'exhibition permanente

On voit là se développer une guerre insidieuse et larvée contre la vie privée, au nom d'un principe délétère : "si tu ne te montres pas, c'est que tu as des choses à cacher !". La non-transparence est devenue signe de turpitude, voire de criminalité.

 

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Tout le monde peut-il ou doit-il tout savoir sur tout et sur tout le monde ?

La réponse est catégoriquement négative.

D'abord, parce que, comme le dit l'adage, "toute vérité n'est pas bonne à dire", surtout aux esprits faibles incapables de la comprendre intelligemment et enclins à la déformer, l'altérer ou la détourner.

Ensuite, parce qu'il est essentiel de garder une cloison bien étanche entre vie privée et vie publique, simplement parce que la privance n'a de sens, de valeur et de compréhensibilité que pour ceux qui la vivent.

Enfin, parce que la vraie vie est toute intérieure et n'est pas communicable : chacun ne vit pas "pour soi", mais chacun vit "en soi", et cette vie-là ne regarde personne.

 

La guerre déclarée à la vie privée est un nouvel avatar des idéologies collectivistes et socialo-populistes qui prétendent que le "collectif" doit primer et dominer le "personnel" : pour ces gens-là, l'individu doit être intégralement au service de la collectivité. On nage là dans les eaux poisseuses de l'illibéralisme, aux antipodes du libéralisme qui affirme, au contraire, que la collectivité n'a de sens que si elle favorise, facilite et promeut le libre accomplissement de chacun de ses membres.

 

Marc Halévy

Physicien, philosophe et prospectiviste

Le 25/07/2020