Tisserand de la compréhension du devenir
Conférencier, expert et auteur

A propos de l'idée de l'intention

L'intentionnalisme s'oppose tant au causalisme qu'au finalisme, et il affaiblit considérablement le hasardisme.

Edgar Morin, dans son chef-d'œuvre : "La Méthode", insiste sur l'idée qu'un système complexe est "tiré" par son projet, par sa finalité … et que ce sont ce projet ou cette finalité qui assurent sa cohésion et sa cohérence.

De son côté, dans son livre fondateur : "Théorie du système général", Jean-Louis Le Moigne pose un principe téléologique au centre de son dispositif pour permettre la modélisation des systèmes complexes.

Osons appliquer ces idées majeures au système-univers pris comme un tout.

Il est symptomatique que mon hypothèse intentionnaliste fasse si peur à la bien-pensance académique. Pour elle, l'univers devrait impérativement être une machine aveugle, inintelligente, hasardiste, sans désir ni volonté, sans projet surtout, sans vocation, sans flèche du temps.

Cette terrible peur est, en fait, celle de voir réapparaître le spectre maudit du grand Dieu créateur, celui des (mono)théismes. Cette bien-pensance-là, rivée à ses croyances positivistes et à ses influences athées et matérialistes, est rétive à regarder l'hypothèse d'une intention intrinsèque et immanente.

Toute ma rupture avec Ilya Prigogine vient de là.

Tout mon désaccord avec Edgar Morin vient de là.

Pourtant, il n'est, pour moi, nullement question d'un quelconque Dieu personnel extérieur à l'univers, maître de celui-ci ; il ne s'agit que de constater, simplement, que tout, dans cet univers, évolue dans le même sens, et que le temps, qui n'est qu'une mesure, n'est mesure que de l'avancement du chantier cosmique vers son propre accomplissement, jamais achevé.

C'est ce constat, et lui seul, qui fonde l'hypothèse d'intentionnalité. Cette hypothèse, au fond, est assez similaire à l'entéléchie d'Aristote, au vouloir-vivre de Schopenhauer, à la volonté de puissance de Nietzsche, à l'élan vital de Bergson, etc … voire, même, au principe de moindre action de Maupertuis que permit, à Lagrange, de poser l'équation fondatrice de toutes les physiques classique, relativiste et quantique.

Avec le principe d'intentionnalité, il s'agit, pour moi, de fonder une téléologie sans théologie.

Pour ce faire, il faut commencer par ne plus confondre intentionnalisme et finalisme.

Le finalisme est un déterminisme exactement symétrique au causalisme. Pour ce second, tout est écrit dans la configuration initiale depuis le passé le plus lointain ; pour le premier, tout est également écrit depuis toujours, mais sous le forme d'un état final à atteindre.

Cause initiale et cause finale ne forment, au fond, qu'un seul et même concept.

Avec l'intention, ce n'est pas du tout de cela qu'il s'agit.

Pour le comprendre, il faut clarifier la différence fondamentale entre "intention" et "but".

Je peux dire, par exemple : "Mon but est de posséder une Rolex avant mes 40 ans, pour faire mieux que Séguéla".

En revanche, je peux dire : "Mon intention est de tout faire pour vivre le plus heureux possible à chaque instant de ma vie".

Le but est une projection vers et dans l'avenir. L'intention est un état d'esprit permanent dans le présent.

Il vaudrait mieux, en somme, réécrire le mot "intention" en l'orthographiant "in-tension" pour marquer la "tension intérieure" permanente qui préside à toutes les évolutions du système face aux contraintes et sollicitations qui l'assaillent.

L'intention ou in-tension est une règle de fonctionnement intérieur (une règle de vie, en somme), comme un leitmotiv permanent qui joue le rôle de critère d'optimalité pour faire émerger la meilleure dissipation possible des tensions que subit le système. Plus une solution sera conforme à l'intention, meilleure elle sera, du point de vue du système concerné.

Tout ce qui existe, est tenaillé par deux dialectiques complémentaires.

La première est la dialectique entre le Tout et ses parties : le Tout ayant tendance à instrumentaliser ses parties pour "résoudre ses problèmes" et les parties ayant la tendance inverse et réciproque.

La seconde est la dialectique entre la propension inertielle de la mémoire accumulée (la matérialité) qui tend à préserver son statu quo (symbolisé par les lois de conservation), et la propension évolutive de la vocation intrinsèque (l'intentionnalité) qui tend à susciter et accomplir tous les possibles.

Le croisement perpétuel de ces deux dialectiques engendre des tensions, les unes structurelles, les autres temporelles, que l'économie globale tend à vouloir dissiper le plus efficacement possible (et non pas le plus exactement possible). Cette économie des dissipations tensionnelles est le moteur intime de tous les phénomènes.

Ainsi, l'intention universelle est de dissiper au mieux et au plus vite, tous les nœuds de tensions, tant locaux que globaux … et d'atteindre, ainsi, un état de "paix" maximale, de "sérénité" maximale … d'arriver à mieux qu'un équilibre : à une homéostasie.

On remarque, d'ailleurs, que les phénomènes complexes d'émergence créative apparaissent dans ce que Prigogine appelait les états "loin de l'équilibre".

Plus un système devient complexe, plus le nombre des scénarii qui s'offrent à lui pour dissiper ses tensions, devient grand. L'intention lui fournit le critère qui lui permettra de "choisir" le scénario optimal parmi l'éventail ouvert.

Cette intention d'optimalité est universelle, mais elle a des effets négligeables auprès des systèmes mécaniques (non complexes) où les déterminismes causalistes donnent une approximation suffisante. En revanche, plus on grimpe l'échelle de la complexité, plus les effets intentionnels deviennent essentiels : ainsi l'homme jouit d'un réel libre-arbitre relatif qui lui permet d'esquiver, de détourner ou de contrecarrer certains effets des déterminismes mécanistes.

L'intentionnalisme n'est donc ni un causalisme, ni un finalisme. De plus, il ne s'oppose pas au hasardisme, mais il l'affaiblit considérablement.

Deux assertions sont aujourd'hui devenues des quasi certitudes dans le monde physicien.

La première est que tout ce qui existe, pourrait, en terme de probabilité, n'être que le fruit du hasard, mais il faudrait, pour ce faire, que notre univers soit des milliards de fois plus âgé qu'il n'est, tant cette probabilité est proche de zéro.

La seconde est que, dans la pratique, le hasard est incapable d'engendrer de la complexité. Plus précisément, s'il engendrait fortuitement une émergence complexe, il serait incapable de la reconnaître, de l'exploiter et de la perpétuer ; il n'aurait aucune raison pour cela.

En un mot : on ne trouve que si l'on cherche !

Qu'il y ait du hasard dans l'univers, c'est indéniable ; mais ce hasard est largement insuffisant pour expliquer les linéaments de l'évolution cosmique réelle et l'émergence des structures complexes qui s'y développent.

Il faut donc un autre "moteur" d'évolution que lui. Si l'on veut éviter le retour aux hypothèses théologiques et créationnistes, force est d'admettre l'idée de l'existence, dans l'univers, d'une intention immanente et intrinsèque, originelle et primordiale.

 

Marc Halévy, 10/12/2016

En hommage à Edgar Morin et à Jean-Louis Le Moigne

A l'occasion du Congrès mondial pour la pensée complexe (Unesco, Paris, 8 et 9 décembre 2016)